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Droits voisins : Mediapart lance la bataille de la transparence contre Google

ByVeritatis

Avr 28, 2024


En mars 2024, Mediapart aurait dû toucher une substantielle somme en contrepartie de l’usage, par Google, de nos articles, et donc de nos informations exclusives, sur son moteur de recherche. Mais en l’absence de transparence, nous avons stoppé l’arrivée du virement sur nos comptes.

Depuis avril 2019, en effet, une directive européenne relative aux « droits voisins » de la presse, transcrite dans la loi française en juillet de la même année, oblige les plateformes numériques à rétribuer, au nom de la propriété intellectuelle, les éditeurs et les agences de presse en échange de la diffusion d’extraits de leurs contenus, dont elles tirent des revenus, notamment publicitaires.

Mediapart considère que le principe de cette compensation financière, consacré dans la loi comme un droit dû aux médias et aux journalistes, est juste. Dès l’origine, en octobre 2021, nous avons soutenu la création en France de l’Organisme de gestion collective des droits voisins de la presse (OGC-DVP), chargé de négocier avec les Gafam et de répartir équitablement les sommes entre les ayants droit, tant nous nous retrouvions dans sa démarche collective. Contrairement aux médias qui ont fait le choix du chacun pour soi en signant des accords individuels, nous considérons que seul un front uni des acteurs du secteur est à même de faire fléchir ces multinationales, qui, sans législation, continueraient de piller nos articles.

© Photo Sébastien Calvet / Mediapart

Dans ce cadre, un accord a été signé en octobre 2023 avec Google au nom des adhérents de l’OGC-DVP, qui représentent aujourd’hui 305 éditeurs et agences, parmi lesquels, outre Mediapart, l’AFP, Radio France, France Télévisions, L’Équipe, Le Canard enchaîné, ainsi que des membres du Syndicat des éditeurs de la presse magazine (SEPM), de la Fédération nationale de la presse d’information spécialisée (FNPS) et du Syndicat de la presse indépendante d’information en ligne (Spiil), dont Mediapart est membre fondateur.

Dans une logique positive, les membres de l’OGC-DVP ont décidé de modérer le critère d’audience, seule boussole de l’entreprise américaine, par la qualité journalistique, en comptabilisant le nombre de journalistes employé·es par les différents médias.

La défiance du public ne peut se combattre (…) qu’en refusant l’opacité sur nos modèles économiques et nos résultats.

Mais une condition incontournable pour notre journal n’a pu être arrachée : la transparence sur le contrat signé et ses modalités d’application. Les clauses de confidentialité imposées par Google nous empêchent aujourd’hui de publiciser auprès de nos lectrices et de nos lecteurs non seulement la somme totale versée, mais aussi celle que Mediapart est en droit de percevoir.

Au regard du lien de confiance avec nos abonné·es, qui garantissent la quasi-totalité de nos revenus (98 %), et alors que nous publions chaque année nos comptes, il nous est apparu inconcevable d’encaisser le moindre centime, aussi légitime soit-il. Nous aurions pu décider de passer outre cette interdiction de transparence, mais, ce faisant, nous aurions mis en péril l’accord dans sa globalité, au détriment des autres adhérents de l’OGC-DVP. La rétribution ne retourne pour autant pas à l’envoyeur (Google) : elle reste en réserve dans l’organisme de gestion collective, en attendant que le voile sur les chiffres soit levé. 

Cette bataille, nous la menons certes en notre nom, mais nous la considérons nécessaire pour l’ensemble de notre écosystème. Nous sommes convaincu·es que la défiance du public ne peut se combattre qu’en garantissant l’indépendance de nos entreprises et en refusant l’opacité sur nos modèles économiques et nos résultats. Il n’est d’ailleurs pas anodin que l’Autorité de la concurrence se soit justement appuyée sur les manquements de Google en matière de transparence pour lui infliger une amende de 250 millions d’euros, dans une décision du 20 mars 2024.

Après Google, des négociations sont en cours avec Facebook, Microsoft, X et LinkedIn : pour faire plier les mastodontes de la tech, il est urgent que la représentation nationale, via le Parlement, prenne le relais et complète la loi de 2019 en inscrivant ce refus du secret dans le marbre. Face aux dérives monopolistiques actuelles, dont pâtissent en priorité les structures les plus petites et les plus indépendantes, la régulation ne peut plus se faire attendre.  

Contre la mainmise des Gafam et de l’IA sur l’information

Alors qu’elle nous habitait au moment du lancement de Mediapart en 2008, la promesse initiale d’un Internet comme lieu de partage entre égaux s’est autodétruite. En quelques années, les plateformes ont acquis un pouvoir inimaginable, devenant pour certaines plus puissantes que les États. Instruites par un authentique savoir-faire capitalistique, elles ont su se rendre incontournables dans la diffusion et la valorisation de nos contenus journalistiques. En proposant aux médias toutes sortes de « solutions » techniques, elles s’immiscent jusqu’au cœur de leur fonctionnement, dans la création et la monétisation de ce qui fait la valeur propre à notre métier. La course à l’intelligence artificielle ne fait que confirmer à quel point l’information est l’objet de toutes les convoitises.

Aujourd’hui, le danger pour la démocratie est patent. Les défis technologiques et économiques sont tels que nous, entreprises de presse, ne pouvons laisser ces mégapouvoirs reconfigurer à leur profit exclusif l’espace public, au détriment du droit de savoir.

Dépendre financièrement des plateformes nous semble incompatible avec notre mission d’utilité publique.

La question ainsi soulevée n’est pas celle des risques et des opportunités des nouvelles technologies, qui ne sont ni bonnes ni mauvaises en elles-mêmes, et dont l’intérêt découle de l’usage que nous en faisons. Mais celle de l’enjeu économique et politique à refuser que des acteurs privés affaiblissent, à coups d’algorithmes, la liberté de la presse et le pluralisme de l’information.

Pour une bataille collective

Contre la loi du plus fort, qui étouffe la presse indépendante et fausse la concurrence, il est de notre responsabilité de ne rien céder en matière d’indépendance et de transparence. C’est pourquoi, à rebours de certains journaux, Mediapart a toujours refusé de signer avec ces entreprises des accords commerciaux, qui n’ont rien à voir avec la rémunération de droits voisins, en ce qu’ils consacrent des partenariats financiers, techniques et parfois éditoriaux.

Rentable depuis treize ans, notre modèle économique sans publicité, sans aides publiques, sans mécènes et sans actionnaires, garantit, aux yeux de nos lectrices et de nos lecteurs, la production d’informations sans interférences, sans censure ni autocensure.

Dépendre financièrement des plateformes nous semble incompatible avec notre mission d’utilité publique, qui est de placer les puissants face à leurs responsabilités. Cela nous paraît par ailleurs extrêmement dangereux économiquement. Alors que la vie, voire la survie, de nombre de médias, est déjà liée aux aides publiques, et donc au bon vouloir de l’État, se retrouver structurellement à la merci d’entreprises dont les orientations stratégiques peuvent changer du jour au lendemain, comme cela a déjà été le cas pour Facebook, est plus que périlleux.

Nous regrettons que certains confrères fassent cavalier seul plutôt que d’engager un rapport de force collectif. Pour n’en citer qu’un, Le Monde vient de conclure un partenariat pluriannuel bilatéral avec la société d’intelligence artificielle OpenAI, sans révéler le moindre élément financier, après avoir fait, dans un premier temps, de même avec Google et Facebook. Cet accord « permettra à la société de s’appuyer sur le corpus du journal pour établir et fiabiliser les réponses de son outil ChatGPT, moyennant une source significative de revenus supplémentaires », explique le journal. De l’autre côté de l’Atlantique, le New York Times a fait le choix inverse, en intentant un procès à ce créateur du logiciel ainsi qu’à Microsoft pour dénoncer le vol de sa propriété intellectuelle.

Alors que la stratégie des géants de la tech consiste à attirer dans leurs filets les acteurs prédominants pour imposer leurs pratiques et diviser le marché, il est indispensable de rassembler nos forces, en tout cas celles de la presse indépendante : seule une mobilisation générale des éditeurs peut permettre d’empêcher le dépeçage de nos scoops en données statistiques. Approuvé par les États membres de l’Union européenne le 2 février 2024, l’AI Act doit aller plus loin en exigeant davantage de transparence sur les textes, les images et les vidéos alimentant les « machines » de l’intelligence artificielle.

Après les matières premières minérales, l’information de qualité ne doit pas devenir le nouvel eldorado de l’industrie extractiviste mondiale. Plutôt que d’accepter cette sujétion, construisons avec nos lecteurs et nos lectrices du commun et, avec notre savoir-faire professionnel, qui consiste à produire des faits, du sens et de la clarté sur le monde qui nous entoure, assumons notre mission de contre-pouvoirs démocratiques. Notre utilité sociale en dépend.



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