• dim. Sep 29th, 2024

Pour les égarés, par Olivier Pironet (Le Monde diplomatique, mai 2024)

ByVeritatis

Mai 3, 2024


«Ayant fui par peur tous les autres métiers, je me retrouve à faire le métier dont tout le monde a peur », écrit avec une certaine ironie le psychiatre italien Paolo Milone en ouverture de son ovni littéraire sur l’univers asilaire et la folie. Le lecteur va découvrir dans ces pages le « vaste monde » de la maladie mentale — « un système solaire à part entière, où s’appliquent les mêmes lois qu’en physique mais avec des masses, des vitesses, des orbites, des gravitations, des atmosphères différentes ». Bien plus que des propos scientifiques, « des cris et des pleurs muets » derrière les murs de l’hôpital psychiatrique, où se terrent des aliénés rongés par une douleur opaque. Milone raconte « un énorme jeu de l’oie » avec des patients que le praticien tente d’« empêcher de tomber » quand ils « bascule[nt] », en tissant des liens avec eux par la parole et pour les relier à eux-mêmes.

Composé de courts paragraphes rédigés en prose, en vers libres ou sous forme d’aphorismes, L’Art de lier les êtres est une œuvre inclassable. Elle tient tout à la fois du témoignage, de l’autobiographie, du roman épistolaire et du récit poétique. L’auteur nous plonge dans le quotidien du service 77, une unité de psychiatrie d’urgence à l’hôpital Galliera de Gênes, où il a lui-même exercé. Au gré de portraits fugaces, il met en scène des personnages inspirés de patients qu’il a été amené à prendre en charge au fil de sa longue carrière. On y croise ainsi la jeune schizophrène Lucrezia, qui passe son temps à s’entailler le corps à coups de lame de rasoir ; Filippo, un dépressif mutique « persuadé que la fin du monde est proche » ; Lino, ex-héroïnomane sous méthadone, « furie de la prison et du service » ; Lucilla, obsédée par « les pires malheurs qui peuvent affliger chaque être humain sur terre » ; Miriam, qui se suicide quelques instants après son admission — « La fenêtre est ouverte/et tu te lances dans le vide/en dix secondes Entrée et sortie ». Milone évoque également les visites à domicile menées en ville pour aller récupérer les « Robinson Crusoé », cloîtrés chez eux depuis des années et soudain en proie à une crise aiguë, à qui il faudra peut-être appliquer la contention, cette autre façon de « lier les êtres ». Une pratique à laquelle il convient parfois de se résoudre : elle permet de sauver d’eux-mêmes les plus agités, de les « reconstituer (…), comme un plâtre qui cimente les os ». Car « certains patients sont tellement seuls que / afin qu’on les touche / ils détruisent tout ».

Milone montre aussi le délitement du service public hospitalier, dont la psychiatrie semble le parent pauvre. Il brocarde les « administrateurs », « ravis » de voir le nombre de lits de l’unité se réduire pour « faire des économies », et il n’épargne pas non plus certains de ses collègues, plus soucieux de leur notoriété que de la souffrance des malades et d’« assembler tête et corps ». Or pour Milone, qui a choisi de « contempl[er] l’abîme avec les yeux des autres », la tâche essentielle du praticien est de ne jamais « abandonner son patient ». Et tout ce qui arrive au thérapeute, chagrin, effroi, etc., aidera aussi pour soigner : derrière la maladie, il y a des êtres, dont il s’agit de comprendre la tragédie. « La différence entre eux et nous ne tient qu’à un coup de dés réussi. »



Source link