• ven. Sep 20th, 2024

À la plage, les chiens sans laisse sont le fléau des oiseaux


Saint-Pierre-Quiberon (Morbihan), reportage

On imagine aisément la scène dans une pub pour croquettes. À l’arrière-plan, des falaises escarpées, contre lesquelles viennent se fracasser d’épaisses vagues azurées par le soleil. L’air est doux, la plage d’un blanc laiteux. Juin n’est pas encore là, mais on flaire déjà les grandes vacances. Un malinois fauve déboule tout à coup du sentier côtier qui longe la plage de Port Bara (Morbihan).

Langue pendante, il cavalcade dans les oyats, bondit sur la dune, fouissant le sable à la recherche d’une proie inconnue. Sa queue frétille à mille à l’heure, dans la plus pure incarnation du bonheur canin. Ses maîtres l’observent, l’air attendri. Guillaume Bruneau et Astrid Pichodo, eux, froncent les sourcils.

Les deux ne sont pas venus sur la plage pour admirer l’océan, ni surfer sur ses rouleaux. Respectivement bénévole à la Ligue pour la protection des oiseaux Bretagne et chargée de mission Espaces naturels et biodiversité au syndicat mixte Dunes sauvages de Gâvres à Quiberon, ils sont préoccupés par l’avenir d’un tout autre patrimoine naturel : celui des oiseaux du littoral, dont l’existence ne tient plus qu’à un fil. Les chiens — en particulier lorsqu’ils ne sont pas tenus en laisse — figurent parmi les principaux responsables de leur déclin.

Roland, Catherine et leur chien Charlie à Port Bara. En 2021, on comptait environ 7,6 millions de chiens en France.
© Juliette Pavy / Reporterre

Car si nos compagnons à quatre pattes aiment la plage, la plage, elle, ne les aime pas beaucoup. Aux yeux de la faune sauvage, les canidés restent des prédateurs. Leur simple présence peut être un motif d’abandon de poste. Dans une étude publiée dans la revue Biology letters, une équipe de scientifiques a calculé que les oiseaux étaient, en moyenne, 41 % moins abondants dans les lieux naturels fréquentés par les canidés.

« Il suffit d’un seul chien pendant quelques minutes pour détruire une reproduction »

En 2020, dans l’International Journal of Avian Science, un écologue de l’université de Valence a montré que leur fréquentation des plages méditerranéennes incitait les pluviers à fuir leurs nids, exposant ainsi leurs œufs aux prédateurs et à la chaleur — qui peut générer des malformations, voire tuer les embryons.

Les chiens nuisent parfois aux oiseaux de manière beaucoup plus frontale. Laissés en liberté en bordure de dunes, ils ont une fâcheuse tendance à aller fouiller les trous de lapin où nichent les traquets motteux (Oenanthe oenanthe). Cette espèce de passereau, qui survole chaque année le Sahara pour venir passer le printemps et l’été sous nos latitudes, s’accouple rarement plus d’une fois par an. « Il suffit d’un seul chien pendant quelques minutes pour détruire une reproduction », soupire Guillaume Bruneau.

« La responsabilité repose uniquement sur les maîtres », dit Guillaume Bruneau, de la LPO, ici avec Astrid Pichodo, chargée de mission espaces naturels et biodiversité.
© Juliette Pavy / Reporterre

Les chiens sont également susceptibles, lorsqu’ils gambadent en haut des plages, d’écraser les nids des gravelots à collier interrompu. Afin d’illustrer le problème, Guillaume Bruneau sort de sa poche une reproduction d’un œuf de Charadrius alexandrinus. La sphère en bois est à peine plus grosse qu’une cerise, d’un jaune sable parsemé de points noirs : une combinaison de camouflage idéale dans les dunes.

Course après les poussins

La ruse a permis pendant des millions d’années à l’espèce de déjouer les assauts des rapaces. C’est aujourd’hui une épine fatale dans son pied. « Ils n’avaient pas prévu que les gens viendraient marcher sur la plage avec leurs chiens », sourit tristement le bénévole.

Le danger ne s’arrête pas lorsque les œufs éclosent. « Pour les chiens, c’est super sympa de courir après les poussins », indique Guillaume Bruneau. Certes, les petits ne finissent pas obligatoirement sous leurs crocs. « Mais quand ils sont coursés trois, quatre, dix fois dans la journée, ça leur fait dépenser énormément d’énergie, explique Astrid Pichodo. Leur croissance est mise à mal. » Les deux passionnés d’ornithologie ne jettent pas la pierre aux canidés : « Ils ne font qu’obéir à leur instinct, insiste Guillaume Bruneau. La responsabilité repose uniquement sur les maîtres. »

Des panneaux « Warning gravelot » sont installés dans le cadre de l’opération « Attention, on marche sur des oeufs ! » de la LPO.
© Juliette Pavy / Reporterre

Sur la Côte sauvage de la presqu’île de Quiberon, cette pression se greffe à d’autres sources de dérangement humain : piétinement, drones, destruction d’habitats… Leurs effets conjoints se font cruellement ressentir. « On est au bord de l’extinction locale », signale Guillaume Bruneau. Entendre le « tchak » sec et râpeux d’un traquet motteux est devenu un phénomène rare ; apercevoir la bouille striée de noir du gravelot à collier interrompu, quasi impossible. Il y a quinze ans, raconte le quadragénaire, « il y en avait partout. Aujourd’hui, il n’y a plus qu’un seul couple ».

Afin d’éviter la disparition totale de l’espèce dans la région, la Ligue pour la protection des oiseaux et le Syndicat mixte Dunes Sauvages de Gâvres à Quiberon ont été contraints d’installer des cages sur les nids localisés par les gardes du littoral. L’ossature en fer, dont les oiseaux peuvent sortir librement grâce à une trappe, permet de préserver la ponte des truffes et des pattes curieuses. « C’est très interrogeant d’en arriver là pour sauver une espèce, confie Astrid Pichodo. Ce n’est pas une solution pérenne. »

Les gardes du littoral ont été obligés d’installer des enclos pour protéger la ponte des gravelots.
© Juliette Pavy / Reporterre

Les deux structures misent, en parallèle, sur la sensibilisation. Ce matin-là, une petite équipe s’est réunie pour installer des panneaux alertant sur la présence des gravelots sur les plages de la commune de Saint-Pierre-Quiberon. Sur les hauteurs de celle de Port Blanc, au milieu des randonneurs, une longue silhouette de femme apparaît. Son chien s’aventure gaiement sur la lande, oreilles flottant au vent. Le groupe rappelle doucement à sa maîtresse qu’il doit être tenu en laisse, et rester sur le sentier côtier. Elle obtempère d’un air désolé. Les choses ne se passent pas toujours aussi facilement : « Certains sont à l’écoute, observe la garde du littoral Eloïse Kervadec. D’autres disent oui oui, mais ne rattachent pas leur chien derrière. »

« Les gens n’en ont rien à faire »

Depuis 2021, les plages de la station balnéaire sont censées être interdites aux chiens durant la période de reproduction des oiseaux — une « caniplage » est cependant laissée à leur disposition toute l’année. La maire, Stéphanie Doyen, reconnaît elle-même que la mesure est « très difficile à faire respecter ». La présence de plusieurs chiens et déjections fraîches sur les dunes, le jour de notre visite, le confirme. « Beaucoup rejettent ce type de contraintes, et répondent souvent qu’il y a trop d’interdits maintenant, notamment pour l’écologie », constate l’édile.

Astrid Pichodo raconte retrouver « régulièrement » les panneaux rappelant ces règles coloriés, arrachés, voire brûlés. « La sensi’ chien [aller directement parler aux propriétaires des animaux], c’est la plus conflictuelle, observe-t-elle. Certains collègues n’y vont même plus, car les gens n’en ont rien à faire. »

Jaune sable parsemé de points noirs : les œufs des gravelots sont parfaitement camouflés dans les dunes… ce qui les place au risque d’être piétinés par inadvertance, explique Guillaume Bruneau en montrant cette reproduction en bois, et précisant qu’il ne faut surtout pas toucher ni aux nids, ni aux oeufs, ni aux oiseaux, ni aux poussins.
© Juliette Pavy / Reporterre

Pourquoi une telle bronca ? En 2021, on comptait environ 7,6 millions de chiens en France — en augmentation de 1,3 % par rapport à 2020. Selon un sondage Ipsos publié l’année dernière, 68 % de leurs maîtres les considèrent comme un membre à part entière de leur famille. Difficile de priver un être que l’on considère comme un proche du plaisir de cavalcader sur la plage, surtout lorsque sa génétique l’y prédispose. « Ça touche à ce qu’on imagine être notre liberté », analyse Guillaume Bruneau.

Un espace à « consommer »

Ces réactions épidermiques peuvent également s’expliquer, selon le quadragénaire, par notre vision tronquée des plages. « On les voit comme un espace complètement stérile, déplore-t-il. On a fait d’un milieu vivant un bac à sable. » Locaux comme touristes, certains ne voient plus la plage que comme un espace à « consommer » : « Ils en viennent à penser que la nature est à leur disposition. »

Tout en aimant les chiens — lui-même confie avoir un petit cocker, « adorable mais passionné par les oiseaux » — Guillaume Bruneau rêve qu’ils laissent davantage de place à la faune sauvage, qui en a bien besoin. Son regard balaie la dune recouverte de salicorne, d’euphorbe et d’armérie maritime, qui constelle le sable de minuscules pétales roses. « C’est un milieu hyper résilient. Il suffit de le laisser et tranquille, et tout revient. » Un jour, les « wouf » se feront peut-être plus discrets sur les plages. Et le « tchak » des traquets motteux résonnera à nouveau pleinement au creux des falaises.



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