• sam. Sep 21st, 2024

Gaïa, histoire d’un concept


En 1974, un article au titre énigmatique parut dans la revue scientifique Tellus : « Atmospheric homeostasis by and for the biosphere : the gaia hypothesis » (« L’homéostasie atmosphérique par et pour la biosphère : l’hypothèse Gaïa]. Coécrit par James Lovelock, scientifique britannique indépendant, et la biologiste étasunienne Lynn Margulis, le texte formulait l’hypothèse d’une Terre autorégulée, à la manière d’un être vivant. Ils la baptisèrent « Gaïa », du nom de la déesse grecque antique. Cette hypothèse suscita bien vite l’ire des biologistes de l’évolution et nourrit une controverse d’une dizaine d’années, au terme de laquelle « l’hypothèse Gaïa » finit par charrier un parfum de scandale dans la communauté scientifique, hormis une poignée de fidèles de Lovelock.

Du moins, tel est le récit maintes fois répété par Lovelock lui-même. Or, comme le montre l’historien des sciences Sébastien Dutreuil dans son ouvrage Gaïa, terre vivante (La Découverte) au terme d’une plongée dans les archives de Lovelock et de Margulis, Gaïa n’a pas été contestée en tant qu’hypothèse, mais en raison de sa double nature : elle est à la fois un programme de recherche scientifique et une philosophie de la nature à vocation politique.

Cet essai prolonge la thèse que Sébastien Dutreuil avait consacrée à la formulation de Gaïa. Fin connaisseur de la naissance du concept, l’auteur ambitionne de dépasser la controverse pour resituer Gaïa dans son contexte scientifique. Car Gaïa était alors loin d’être la seule théorie holiste [1] en vigueur.

« Une certaine manière de concevoir la Terre »

Depuis la Seconde Guerre mondiale, de nouvelles « théories de la Terre » pensaient, à la manière des philosophes du XVIIIᵉ siècle, le globe dans son intégralité et non pièce par pièce comme la géologie du XIXᵉ siècle. Mais la plupart d’entre elles négligeaient un élément crucial : la vie. La géophysique, soutenue par les gouvernements étasunien et soviétique en pleine Guerre froide en raison de sa capacité de surveillance planétaire, réduit le globe à un ensemble de mécanismes physiques ; la géochimie à une vaste usine chimique ; et la métaphore du « vaisseau spatial Terre » à un objet inerte à placer entre les mains d’une élite technocratique.

De ce point de vue, Gaïa doit être envisagée comme « une certaine manière de concevoir la Terre, alternatives aux autres conceptions globales de la seconde moitié du XXᵉ siècle ». Sa singularité : mettre en lumière « la prodigalité vitale » grâce à laquelle l’ensemble des vivants — que Dutreuil regroupe sous le nom de « Vie », un méta-individu — modifie les mécanismes chimiques et physiques à la surface du globe et la maintient habitable.

Loin d’être une simple hypothèse, Gaïa inspira un cadre de recherche inédit, qui se concrétisa une dizaine d’années plus tard à travers l’International Geosphere-Biosphere Program (IBGP), soutenu par les instances de l’ONU. Bien que l’IBGP soit nettement moins célèbre que le Giec ou l’IBPES, ses concepts, eux, sont bien connus de l’opinion publique, qu’il s’agisse des limites planétaires et de la barre des 2 °C à ne pas franchir, des points de bascule à surveiller ou encore, plus récemment, de l’Anthropocène. Toutefois, les sciences du système Terre ont beau s’inscrire dans la filiation de Lovelock et de Margulis, elles ne revendiquèrent jamais ouvertement — jusqu’il y a peu — l’héritage de Gaïa, jugé trop sulfureux.

Alors que plusieurs disciplines réduisaient la Terre à un ensemble de mécanismes physiques et chimiques, l’hypothèse Gaïa a amené la perspective d’un ensemble cohérent et actif.
Nasa / Unsplash

Ceci tient notamment à la nature duale de Gaïa. À la différence des autres théories de la Terre, Lovelock et Margulis doublèrent leur conception scientifique d’un volet philosophique questionnant l’impact de l’homme moderne sur la planète. C’est que Gaïa, contrairement au récit qu’en donna Lovelock toute sa vie, n’est pas née durant ses recherches de vie extraterrestre pour la Nasa. Loin de l’espace intersidéral, Gaïa a vu le jour sur Terre… en plein cœur des industries chimiques.

En effet, pour assurer son indépendance de toute institution scientifique, que Lovelock exécrait, le chercheur anglais monnayait son expertise, en particulier d’ingénieur, auprès des champions de la pétrochimie, tels Shell ou DuPont de Nemours. En 1957, le consultant inventa le détecteur à capture d’électrons (ECD), un outil rapidement adopté par les pétroliers en raison de ses excellentes capacités d’analyse des éléments chimiques, y compris en très faibles quantités.

Grâce à l’ECD et à sa position dans l’industrie chimique, Lovelock assista dès lors à toutes les controverses environnementales des années 1960 et 1970, aussi bien celle concernant le rôle des chlorofluorocarbures dans l’origine du trou dans la couche d’ozone que celle du DDT, dénoncé par Rachel Carson, et celle du smog pétrochimique qui noyait la Californie.

New Age et écoféminisme

Par sa position au carrefour des milieux académique et industriel, Lovelock se trouvait à même de formuler, à travers Gaïa, « une réflexion anthropologique sur la pollution ». Au demeurant, cela n’empêcha pas Lovelock, fermement lié à ses employeurs, de défendre, en bon marchand de doute, leurs activités en naturalisant la pollution chimique, en détournant l’attention vers les méfaits de l’agrobusiness en cours de constitution ou en caricaturant ceux qu’il nommait les « verts ».

Malgré les positions clivantes de Lovelock, bon nombre d’acteurs écologistes s’emparèrent très vite de Gaïa. Autant la réception scientifique fut controversée, autant sa réception culturelle fut large, touchant des sphères aussi différentes que la nébuleuse New Age, les milieux écoféministes ou les nouveaux philosophes de la nature, parmi lesquels Bruno Latour, qui considérait Gaïa comme une révolution conceptuelle aussi forte que celle de Galilée en son temps. Autant de mouvements qui virent en Gaïa un cadre philosophique solide à partir duquel contester la conception moderne du globe : froide, inerte, mécanique. Auréolée d’une légitimité scientifique — bien qu’elle-même sujette à débat —, Gaïa fournissait ainsi des arguments à qui souhaitait célébrer l’énergie vitale, défendre les autres vivants ou critiquer l’emprise humaine sur la planète.

« Gaïa connexion »

C’est vraisemblablement ce mélange des genres qui perturba la communauté scientifique. Si les définitions vitalistes de la Terre sont très anciennes, elles étaient, au moins depuis Galilée, reléguées dans les à-côtés de la science moderne. C’est l’inverse avec l’hypothèse Gaïa puisque, comme le note Sébastien Dutreuil, cette dernière « a fait entrer au cœur de l’appareil scientifique moderne ce qui est habituellement sagement cantonné dans ses marges ». Cette réception élargie fut elle-même alimentée et entretenue par Lovelock et Margulis, qui affinèrent leur hypothèse initiale au contact de la contre-culture environnementale d’alors, notamment au sein du Whole Earth Catalog étasunien ou du Schumacher College britannique, qui mêlaient tous deux science, ésotérisme et militantisme écologique.

Cinquante ans après la publication originelle de l’article, que reste-t-il de Gaïa ? Reconnue tardivement pour son influence souterraine au sein de la communauté scientifique, que Dutreuil appelle la « Gaïa connexion », la théorie de Lovelock et Margulis a depuis largement excédé l’hypothèse scientifique initiale. Gaïa est désormais l’un de ces mots aussi vastes que concrets et, par cela même, fédérateurs — au même titre que « la nature » ou « le vivant » —, à partir duquel penser une alternative à l’exploitation forcenée de la planète.

Gaïa, Terre vivante. Histoire d’une nouvelle conception de la Terre, de Sébastien Dutreuil, aux éditions La Découverte, collection « Les Empêcheurs de penser en rond », mars 2024, 512 p., 25 €.



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