• dim. Sep 29th, 2024

Pour leur fleuve, ils se battent contre la « décharge de la mort »


Ce reportage a été réalisé grâce à l’association Temeco, qui organise la rencontre entre des jeunes journalistes et étudiants en français, venant de Serbie, Croatie, France et Bosnie-Herzégovine.


Mostar (Bosnie-Herzégovine), reportage

Un sac Lidl traîne devant les canalisations par lesquelles passe la Sušica, un ruisseau où les pierres ont remplacé l’eau. Nommé « Sécheresse » en langue locale, ce ruisseau arpente la commune de Vrapčići, au sud de la Bosnie-Herzégovine. Nichée au cœur des montagnes, cette localité de 3 000 habitants dépend de Mostar, une métropole proche de la frontière croate comparable en taille et densité à Caen, en Normandie.

Or, lorsqu’il pleut, le ruisseau reprend du service, explique Omer Hujdur, militant écologiste. En cette fin de matinée d’avril, une averse pointe justement le bout de son nez. Malgré quelques gouttes perlant sur son visage, il reste imperturbable. Son costume bleu et ses chaussures de ville détonnent avec les déchets et les herbes hautes qui entourent la Sušica. À ses pieds, un bout de carton ondulé et l’emballage plastique d’un paquet de biscuits encerclent des coquelicots dont les pétales ont noirci.

Inquiet, Omer Hujdur affirme que le ruisseau est pollué par la déchetterie voisine. « Le rejet direct du lixiviat excédentaire coule ici », déclare l’activiste, signalant le lit vide de la main. Le lixiviat, liquide résiduel néfaste pour l’environnement, est produit par la combinaison de la pluie et de la fermentation des déchets enfouis. Ces écoulements ont « provoqué à plusieurs reprises une épidémie qui a causé la mort des poissons », poursuit-il avec assurance.

© Louise Allain / Reporterre

La Sušica est un affluent de la Neretva, l’un des principaux fleuves du pays, qui traverse la ville de Mostar. Les eaux polluées y sont donc acheminées. Jugeant la décharge d’Uborak dangereuse pour l’environnement et la santé, Omer Hujdur a fondé l’initiative citoyenne Jer nas se tiče (Parce que cela nous concerne) en 2014.

De nombreux habitants et habitantes des environs comptent parmi ses membres. Ensemble, ils se mobilisent auprès des institutions, organisent des blocus et communiquent largement sur les réseaux sociaux, espérant obtenir la fermeture de la déchetterie.

L’activiste Omer Hujdur a fondé l’association Jer nas se tiče qui milite pour la fermeture de la décharge d’Uborak.
© Catarina Jović Aleixo

Cette « décharge de la mort », comme l’appelle les locaux, reçoit l’ensemble des déchets municipaux de Mostar, dont la zone urbaine comprend plus de 113 000 habitants. Ouverte dans les années 1970, elle aurait dû fermer en 2024. C’est ce que préconisait le Ministère fédéral de l’environnement, chargé de son contrôle. Mais il avait mis une condition à cette fermeture : il fallait qu’ouvre « une nouvelle décharge à un autre emplacement ».

N’ayant pas trouvé d’autre terrain, plutôt que la fermeture, le Ministère a finalement validé un projet d’agrandissement. Par conséquent, à Uborak, trois zones d’enfouissement des déchets cohabitent. La plus ancienne, saturée, a été abandonnée. Celle utilisée actuellement sera bientôt pleine. Et les travaux de la prochaine doivent débuter en ce mois de mai 2024.

Des déchets divers s’entassent à la décharge d’Uborak.
© Catarina Jović Aleixo

Pour observer la décharge, mieux vaut prendre de la hauteur. Omer Hujdur connaît les lieux. Il emprunte une route étroite séparant Uborak de quelques habitations vétustes. Arrivé sur une colline, il s’arrête, face à l’arrière de la décharge. Des morceaux de plastique sont accrochés aux branches et une armée de mouettes crissent au-dessus du site.

Il y a deux ans, l’activiste écologiste a rejoint le parti Narod i Pravda (Peuple et justice) et est devenu conseiller du canton d’Herzegovine-Neretva dont dépend Mostar. « Malheureusement, le canton n’est pas compétent pour l’exploitation de la décharge », déplore-t-il. Ce sont la ville de Mostar et le conseil municipal qui sont propriétaires d’Uborak.

« Ceux qui travaillaient dans la fonction publique ont été menacés »

Les pouvoirs publics ont, selon lui, contribué à réduire les rangs de l’association. À ses débuts, Jer nas se tiče comptait près de 700 membres actifs. « À un moment, tous ceux qui travaillaient dans la fonction publique ont été menacés d’être licenciés s’ils ne quittaient pas le mouvement », confie le conseiller cantonal.

À l’entrée de la déchetterie, une brique de jus de fruits, un gant de chantier et un carton bleu dont la marque s’est effacée avec le temps jonchent le sol. Passé l’accueil, une première zone de recyclage apparaît. Dedans, un tas de sacs poubelles bleus, jaunes et noirs.

Les poubelles s’accumulent dans la zone de tri de la décharge.
© Catarina Jović Aleixo

Une poignée des 44 travailleurs de la déchetterie s’active. Ils retirent du tapis les déchets les plus volumineux, destinés à être enfouis neuf mètres sous terre. Le reste est englouti puis trié par une longue machine verte.

« Vous avez des masques ou vous êtes courageux ? »

Avant de se diriger vers l’extérieur de la décharge, un technicien en chef demande : « Vous avez des masques ou vous êtes courageux ? » Dehors, des piles de pneus, des bouteilles en verre recouvertes de poussières, des cartons en pagaille et autres poubelles ancrées dans le sol dégagent une odeur nauséabonde persistante.

Fermant la portière de sa Škoda taupe, Mirhad Grebović, le directeur de la déchetterie, s’excuse pour son retard : « Quand le maire m’appelle, il faut que j’y aille ! » Dans son bureau, de multiples dossiers et rapports habillent la table en bois. « Je sais que vous avez vu Omer », lance le fonctionnaire. L’homme accuse les militants d’utiliser la décharge à des fins politiques. « Ils ont une raison d’être tant que la décharge représente pour eux un problème », assène-t-il.

Un système de purification peu clair

Allant encore plus loin, Mirhad Grebović estime que les poissons morts empoisonnés par les eaux usées de la déchetterie mentionnés par Omer Hujdur ne sont qu’une mise en scène : « Des individus avaient acheté des poissons déjà morts et les avaient placés dans ce ruisseau. » Il dit avoir voulu collaborer avec l’association Jer nas se tiče, leur autorisant l’accès à la décharge. « Lorsque cela a commencé à être insultant sur un plan privé, avec diverses menaces, la coopération s’est arrêtée », lâche-t-il.

Concernant le déversement du lixiviat de la déchetterie dans l’environnement, Mirhad Grebović est catégorique : « La décharge ne rejette aucune eau [usée] dans le ruisseau Sušica. » Mais le système de purification est peu clair : les eaux impropres seraient collectées à différents endroits de la décharge afin d’être stockées dans un bassin « étanche » appelé lagune. Puis, elles sont « renvoyées pour être traitées et collectées à nouveau dans le même bassin », affirme-t-il.

La décharge d’Uborak. Le rectangle foncé correspond à la lagune. Au sud, le ruisseau Sušica.
Capture d’écran GoogleMaps

Mario Kordić, maire de Mostar, recroquevillé dans le coin du canapé noir d’un salon de réception, acquiesce : « Tout le lixiviat provenant de la décharge va dans la lagune. » « Le lixiviat excédentaire est pompé dans des camions et acheminé dans la partie sud de Mostar, où il est purifié », complète-t-il ensuite.

Cependant, il souligne qu’Uborak ne possède pas encore de système de traitement des eaux. Des négociations sont en cours pour que le Fonds pour la protection de l’environnement, une organisation internationale, finance une station d’épuration.

Devant un cadre représentant le pont de la ville, le maire de Mostar Mario Kordić assure que tout le lixiviat est purifié.
© Geoffrey Brossard

En cas de pluie, les eaux usées risquent pourtant de se répandre dans les sols autour de la lagune. Une étude d’impact réalisée par l’Institut de génie civil de Banja Luka en 2021 atteste que « le débordement des lixiviats de la lagune et leur rejet direct dans l’environnement peuvent entraîner une pollution des eaux superficielles et souterraines ». Analyses à l’appui, le document confirme la présence de métaux lourds tels que « zinc, cuivre, fer, cadmium, nickel, plomb », pointant leur « toxicité accrue »

L’institut met en garde sur l’incapacité de la décharge à « garantir pour l’environnement et la santé humaine, le traitement et l’élimination sûrs des déchets municipaux ». L’étude soutient cependant que cela n’influe pas sur « la qualité de la rivière Neretva ».

« Tout le monde évite toute responsabilité »

Les informations de l’association de protection des consommateurs Futura concordent avec cette étude. Il y a cinq ans, elle a reçu des documents attestant d’une contamination des eaux du site d’Uborak. Les lanceurs d’alerte — des membres de l’administration — « ont évoqué la forte concentration de métaux et de poisons lourds dans les eaux usées », raconte Marin Bago, président de cette association mostarienne. Installé sur la terrasse d’un café, l’informaticien ajoute, soucieux : « Aujourd’hui encore, nous faisons de grands efforts pour cacher leurs identités et les protéger. Ils pourraient perdre leur emploi, voire leur vie. »

Depuis, l’affaire patine. Porté auprès du tribunal cantonal, le dossier n’a connu aucune évolution. Le président de Futura suspecte une ruse politique. « Personne ne voulait traiter sérieusement le cas car les conséquences allaient atteindre certains proches des partis politiques. Tout le monde évite toute responsabilité », assène-t-il. Si un jugement était rendu, l’association se dit prête à utiliser tous les recours possibles à l’échelle nationale, voire à aller jusqu’à la Cour européenne des droits de l’Homme de Strasbourg.

Depuis cinq ans, Marin Bago, président de l’association Futura, attend que le tribunal cantonal donne suite à sa plainte contre la municipalité accusée d’une mauvaise gestion de la décharge.

« Mostar est la ville avec le plus grand nombre de cas de cancer en Bosnie-Herzégovine et dans la région », dit Marin Bago. L’institut de santé publique de la ville a enregistré « une augmentation du nombre de patients atteints de maladies malignes et respiratoires dans la région ; les cancers du poumon, des organes digestifs et du sein étant cités comme les plus courantes causes de décès » selon le média d’investigation national CIN, en 2021. 

Toutefois, la corrélation entre la pollution de l’eau du fleuve et la multiplication des cancers n’est pas immédiate. Les données de 2020 de l’Institut de santé publique de la ville montrent bien une hausse des décès par cancers entre 2018 et 2019. Mais l’augmentation, inférieure à 1 %, reste minime. 

« La dernière ligne de front, ce sont les gens qui défendent leurs rivières »

« En France, quand le carburant augmente, la moitié du pays brûle. Ici, nous mourons de cancers et personne ne dit rien », se lamente le président de Futura. Illuminé par les rayons du soleil, l’activiste croit tout de même en un changement grâce à l’engagement citoyen. « Les administrations ne sont pas à la hauteur de l’enjeu. La dernière ligne de front, ce sont les gens qui défendent leurs rivières et leurs ruisseaux. »


Du 20 au 29 avril 2024, dix jeunes qui étudient le journalisme en France et vingt jeunes des Balkans qui étudient le français se sont rencontrés à Mostar pour produire une série de reportages sur la Bosnie-Herzégovine d’aujourd’hui, sous l’égide de l’association Temeco. Les autres reportages réalisés sont à découvrir sur le site de Temeco.



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