• dim. Sep 29th, 2024

Qui sont les Shifters, ces ingénieurs biberonnés à Jean-Marc Jancovici ?


Le 16 avril, les candidats aux élections européennes se sont réunis pour un grand débat dans un amphithéâtre bien rempli de l’université d’Angers. Affiches au design épuré, kakemonos portant le slogan « Ensemble, décarbonons l’économie », invités de marque, le tout modéré par un animateur probablement plus connu que certains intervenants : Jean-Marc Jancovici.

Pendant deux heures, le médiatique fondateur du Shift Project — association ayant pour but la décarbonation de l’économie — a interrogé les candidats sur leur programme. Fin des ventes de voitures à moteur thermique, financements de la transition, conflits d’usage liés à la sobriété… L’événement n’a été organisé ni par un média national ni par un parti, mais par un groupe de cinq personnes, les Shifters Angers Maine-et-Loire, l’une des nombreuses branches locales de l’association nationale Les Shifters.

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Assez peu connus du grand public, les Shifters fêtent le 14 mai leurs dix ans d’existence, à l’occasion desquels ils pourront célébrer leur mutation, d’un petit groupe d’ingénieurs bénévoles désireux d’accompagner le travail du groupe de réflexion Le Shift Project, à une organisation regroupant près de 30 000 membres, structurés en associations locales, qui portent plusieurs centaines de projets chaque année. 

L’argument d’une « posture apartisane »

Si l’idée de la rencontre a été lancée par le petit groupe angevin, ils ont bénéficié rapidement de l’appui de la direction de l’association, basée à Paris, qui a publié quelques jours plus tard un fact-checking du débat. Les éléments ainsi vérifiés, portant uniquement sur des indicateurs chiffrés et techniques, montrent la teneur de la discussion : « Nous, on ne fait pas de politique, assure Daniel Chauvat, cadre à Europcar et cogérant de l’antenne locale des Shifters. On se concentre sur la dimension physique du problème énergétique et climatique : on manipule des kilos, des tonnes, des kilowatts, et on essaie de les faire prendre en compte par l’ensemble des élus, de quelque bord qu’ils soient, pour qu’une fois élus ils soient en mesure de définir des politiques publiques qui nous amènent à décarboner la France. »

L’ambition des Shifters, détaillée dans un document de leur site, est assez simple : « Faire shifter la France. » Autrement dit, faire changer la France. L’association revendique une approche méthodologique commune à celle du Shift Project, à savoir une « rigueur intellectuelle et [une] exigence scientifique », « une compréhension fine de [la] dépendance à l’énergie et des flux physiques qui […] traversent » les sociétés, et la promotion d’une « approche systémique » et d’une « planification à long terme ».

Grégoire Carpentier, président des Shifters, développe : « Nous accordons la priorité au changement climatique parce que derrière, il y a la question de l’approvisionnement énergétique de la société, et que nous considérons que l’énergie est le moteur de la société. » C’est ce positionnement qui permet à l’association de se dire apolitique tout en « interpellant des élus locaux et en constituant des groupes qui ont pour ambition de faire évoluer la loi française, et en ayant des Shifters qui interviennent de plus en plus souvent dans le débat public grâce aux médias nationaux », poursuit Grégoire Carpentier.

En somme, les Shifters considèrent que 1 tonne de CO2 aura le même effet sur le climat qu’elle soit émise par un électeur de La France insoumise (LFI) ou du Rassemblement national (RN), et que la seule chose qui importe, c’est de limiter ces émissions.

« Notre action est fondamentalement politique, puisqu’elle touche l’organisation de la société, reconnaît Grégoire Carpentier, avant de nuancer : Mais nous souhaitons éviter que ce sujet soit confisqué par des partis politiques qui voudraient modifier la définition de la “transition”. Il ne nous appartient pas de dire si cette transition doit être sociale ou conservatrice : nous conservons une posture apartisane, qui nous permet de parler aux électeurs de LFI aussi bien qu’à ceux du RN. »

Des ingénieurs « corporatistes »

Tout à sa volonté de pragmatisme, les Shifters « sont une association qui respecte les institutions et ne prône pas la désobéissance civile, ce qui lui permet de garder sa légitimité », poursuit Grégoire Carpentier. Cadre dans un éditeur de logiciels dans le domaine aéronautique, il a rejoint le mouvement en 2018, parce qu’il partageait avec un certain nombre de ses amis et collègues, dont beaucoup d’ingénieurs en aéronautique, un sentiment de malaise vis-à-vis du rôle de son métier face à l’urgence climatique.

Il a trouvé dans l’association un mouvement qui lui ressemblait et lui donnait des modes d’action propres à son champ d’expertise : « 95 % des Shifters sont des cadres, nous avons donc un accès facilité aux chefs d’entreprise, qui sont les personnes qui ont les leviers et le pouvoir d’action à portée de main », remarque-t-il. 

Dominique Hell, informaticien et animateur de Shifters de Roanne (Loire), travaille de son côté à aider les entreprises à s’aligner sur le plan de transformation de l’économie française proposé par le Shift : « On met en place un écosystème autour de la décarbonation, en argumentant grâce aux études du Shift, et sans posture idéologique ou politique, ce qui risquerait de faire fuir les partenaires. »

« 95 % des Shifters sont des cadres »

Antoine Bouzin, doctorant en sociologie à l’université de Bordeaux qui a consacré une grande partie de ses recherches à l’association, explique le cadrage idéologique par la composition des Shifters, en très grande majorité des ingénieurs : « Ils perçoivent le changement climatique comme un problème technique, et la technique ainsi que la science comme apolitiques, neutres et objectives. » Si cette vision semble à l’opposé de celle défendue par certains courants de l’écologie politique, qui mettent en avant la reconsidération de notre rapport au vivant, mais aussi de nos modèles économiques, sociaux et politiques, c’est parce que le pari des Shifters est de « prendre le modèle tel qu’il est et de le transformer », remarque Antoine Bouzin.

En ce sens, le sociologue estime que les Shifters sont une « association de défense corporatiste » : en clair, une association d’ingénieurs qui cherchent à défendre leur métier alors qu’il est pointé du doigt pour son rôle dans beaucoup de secteurs polluants et pour la vision du monde qu’il porte. Elle ne se propose pas de repenser profondément la place des ingénieurs dans la société. Le mouvement des Shifters est donc assez différent de celui des « bifurqueurs », ces étudiants ou jeunes cadres ingénieurs et commerciaux qui quittent leur métier pour se réorienter radicalement.

À l’inverse, les Shifters offrent un débouché pour des ingénieurs mieux insérés dans la profession, pour qui il est plus difficile de changer de modèle de vie, et « qui présentent un profil moins politisé, moins syndiqué, plus porté vers des modes d’action pondérés, qui mettent en avant l’exactitude scientifique et la performance technique », remarque Antoine Bouzin. 

Désaccords avec Jancovici

Si toutes ces caractéristiques font des Shifters une association qui colle parfaitement avec la vision portée par Jean-Marc Jancovici, force est de constater, en participant aux rencontres des Shifters, que la figure de « Jean-Marc » ne fait pas toujours l’unanimité. Les Shifters, qui se comparent parfois en plaisantant à « la secte de Janco », n’hésitent pas à afficher leurs désaccords avec lui sur certains points, comme sur la position assez pronucléaire de Jancovici.

Et si l’association se revendique apolitique, récusant tout lien direct avec le parti Équinoxe (qui se présente comme « un parti politique qui défend certaines de[s] idées [de Jancovici] ! »), les membres de l’association eux-mêmes sont libres de s’inscrire en politique ou de venir épauler des luttes citoyennes. C’est d’ailleurs ce qu’ont fait plusieurs antennes locales, réévaluant par exemple les études d’impact de projets autoroutiers et pointant que l’effet rebond était systématiquement oublié, avant de militer pour qu’une loi oblige à prendre en compte ce trafic induit.

L’association elle-même continue de poser ses valises en politique, avec pour ambition de « renforcer la dimension d’écoute de la population », précise Grégoire Carpentier : les Shifters ont récemment mené une centaine d’entretiens avec des agriculteurs en vue d’une étude pour décarboner l’agriculture, et prévoient de faire campagne aux municipales de 2026, pour « faire monter les enjeux liés à l’énergie ». Une manière de confier la politique aux experts qui constitue, presque à son insu, un programme politique en soi.





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