Le « symbole du combat antipétrole ». Tels sont les mots utilisés par le PDG de TotalEnergies, Patrick Pouyanné, pour décrire l’East African Crude Oil Pipeline (Eacop), le mégaprojet climaticide du groupe français en Ouganda et Tanzanie. Il prévoit d’y forer 400 puits pétroliers d’ici à 2025 en bordure d’un des plus grands lacs d’Afrique, le lac Albert, et d’y construire le plus long pipeline chauffé et enterré au monde. Selon plusieurs ONG, 118 000 personnes auraient été expropriées, dans des conditions décrites comme « catastrophiques ». Parmi elles : des femmes, dont les vies ont été bouleversées.
C’est cet aspect encore méconnu qu’explore le rapport Survivre à Eacop, centré sur les conséquences du projet sur les Ougandaises, publié le 16 mai par l’Observatoire des multinationales (ODM). Agatha Allain, l’autrice du rapport, y révèle les difficultés concrètes rencontrées par les femmes depuis les « relocalisations », et le climat de peur instauré par le groupe français et ses partenaires. Le rapport est basé sur une enquête de terrain menée à l’été 2023 en partenariat avec l’activiste Maxwell Atuhura et son ONG ougandaise Tasha [1], et donne la parole à trente femmes, premières concernées.
Reporterre — Quelles sont les conséquences du projet Eacop sur la vie des Ougandaises ?
Agatha Allain — Depuis l’arrivée du pétrole et de Eacop en 2019, les femmes témoignent avoir plus de difficultés à mener des activités quotidiennes. En Ouganda, dans les villages situés dans le périmètre du projet, les femmes sont traditionnellement responsables d’un grand nombre d’activités : elles cultivent les terres, collectent du petit bois pour la cuisine, l’eau, préparent à manger tous les jours, elles s’occupent de l’éducation et du soin des enfants et des petits enfants, du paiement des frais de scolarité…
Or, suite aux « relocalisations » prévues par TotalEnergies pour compenser l’expropriation des foyers situés dans le périmètre du projet, les femmes ont beaucoup plus de mal à assurer ces rôles. Leur nouvelle maison est souvent trop loin des points de collecte d’eau et de petits bois, ou des nouvelles terres attribuées pour être cultivées. Les distances à parcourir sont plus longues. La fertilité de ces nouvelles terres laisse aussi à désirer : certaines femmes se sont retrouvées dans l’incapacité de cultiver les mêmes cultures qu’auparavant, ce qui peut poser problème, par exemple pour des plantes médicinales destinées à soigner les proches.
Deux écoles dans la région de Kabaale, au sud-ouest de l’Ouganda, ont aussi été réquisitionnées et transformées en logements pour les militaires, et ont été remplacées après plusieurs années. Il aura fallu cinq ans pour que le développement pétrolier se charge enfin de reconstruire ces écoles, cinq années durant lesquelles les enfants ont été déscolarisés. Cette responsabilité retombe sur les femmes. L’une d’elles a témoigné que « quand les enfants seront grands, ils nous reprocheront de ne pas les avoir envoyés à l’école ».
Que promettaient les acteurs pétroliers concernant les bienfaits du projet Eacop sur la vie des femmes ?
TotalEnergies a promis à plusieurs reprises de lutter contre les discriminations, voire à l’émancipation des femmes. C’est notamment le cas dans la « Politique d’inclusion sociale » du projet Eacop, un document qui l’engage à « militer en faveur de l’égalité entre les femmes et les hommes ».
En 2022, un partenariat a aussi été noué entre Eacop et le gouvernement ougandais pour mener seize jours d’activisme contre les violences fondées sur le genre. Assez ironique étant donné la répression subie par les activistes qui militent, sur le terrain, pour les droits des femmes.
« Toutes les femmes n’ont pas eu accès à la compensation qui leur était due »
Enfin, le « Cadre pour l’acquisition de terres et la réinstallation » de Eacop engage TotalEnergies à offrir aux populations une compensation « culturellement appropriée » et de reconnaître les différents droits des femmes à la terre. Autant d’engagements qui, selon les témoignages récoltés, ne sont pas tenus.
Outre les relocalisations, pourquoi les compensations financières n’ont pas été à la hauteur pour les femmes ?
Les femmes n’ont pas eu accès à la compensation qui leur était due. TotalEnergies s’est contenté de mesures superficielles, sur la base d’une vision réductrice de la place des femmes, sans les associer effectivement aux décisions.
Dans les villages, l’accès à la propriété est extrêmement genré. Les femmes n’ont pas les mêmes droits que les hommes. Elles peuvent être propriétaires de terres en héritant de celles de leurs parents, en les achetant ou en les recevant en cadeau, mais dans un contexte de mariage coutumier elles sont considérées comme simples « utilisatrices » des terres de leur mari.
TotalEnergies s’est contenté d’une solution censée réduire les inégalités hommes-femmes en ouvrant des comptes bancaires conjoints aux noms des épouses et du mari. Mais concrètement, toutes les femmes ont témoigné ne pas avoir eu accès à la compensation qui leur était due. Cette situation aurait pu être évitée si les entreprises avaient véritablement pris le temps d’écouter leurs besoins.
Pourquoi écrivez-vous dans le rapport que Eacop a créé « un nouvel espace de violence pour les femmes » ?
Le développement pétrolier, ce n’est pas juste quelques points de forage et un pipeline. C’est aussi tout un territoire qui se transforme avec la construction d’aéroports, de routes et d’autres infrastructures. Dans ce contexte, l’arrivée de grandes quantités de nouveaux travailleurs masculins et d’une force de maintien de l’ordre — des personnes qui sont souvent « de passage », dont on ne connaît pas toujours les employeurs — a créé un environnement plus dangereux pour elles. Toutes les femmes ont témoigné être exposées à de nouvelles violences et agressions sexuelles, parfois de la part de sous-traitants de TotalEnergies.
Ces violences sont aussi psychologiques : les femmes ont témoigné vivre avec la peur de ces rencontres. Une femme du Kyakaboga Resettlement Camp [une des zones de relocalisation] nous a raconté qu’une amie avait été assassinée une semaine plus tôt lorsqu’elle était partie chercher du petit bois. Elle évoquait le climat de peur qui s’est instauré suite à cet incident, et comment elle s’était sentie limitée dans sa liberté de mouvement.
Dans le rapport, vous évoquez des actes de résistance des femmes contre Eacop. Comment se manifestent-ils ?
Sans s’attaquer frontalement au projet Eacop en lui-même, les femmes sont en première ligne pour contester les conditions douteuses de la relocalisation. Certaines d’entre elles s’organisent autour d’ONG et mènent un travail inspirant comme le Kwataniza Farmers Froup, fondé par Beatrice Rukanyanga, une activiste locale, qui met en avant les revendications des femmes et œuvre pour améliorer leur situation économique.
Mais la lutte de ces femmes dérange. « Les personnes travaillant sur le projet pétrolier nous voient comme des ennemies au développement », a témoigné une femme de Buliisa, un district de l’ouest de l’Ouganda qui borde le lac Albert. Elles risquent à tout moment des arrestations, comme les activistes et étudiants de Kampala qui ont passé plusieurs semaines en prison après avoir écrit des pétitions et organisé des manifestations pacifiques.
Les femmes demandent aux porteurs du projet de mieux tenir compte de la différence d’accès à la propriété foncière entre mari et femme, un soutien à la scolarisation des enfants, un accès direct au petit bois et à l’eau, et la création d’emplois. TotalEnergies et les entreprises pétrolières doivent considérer ces revendications s’ils entendent réellement s’engager auprès des femmes.