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Pour un «anti-antisémitisme» radical

ByVeritatis

Mai 17, 2024


Benoît Girard contemple avec effroi «l’Occident – pathétique», aveugle et sourd courant vers une fin suicidaire. Interloquée mais décidée, la majorité mondiale excédée d’une domination devenue folle, travaille méthodiquement à son remplacement. Il n’y a pas de «guerre de civilisations» au contraire de ce que véhiculent les âneries d’Éric Zemmour, mais la fin de celle qui a dominé le monde depuis cinq siècles.

Inspiré par la pensée de René Girard, Benoît Girard ajoute à son diagnostic effrayé, l’espoir que nous parvenions à sauver ce qui le mérite, de notre passé.

Régis de Castelnau

*

par Benoit Girard

À observer le torrent de laideurs qui nous tient lieu de paysage intellectuel et d’ambiance morale, on dirait que l’Occident s’est installé sur le divan du Monde et qu’il a entrepris de déverser ses névroses à la face interloquée de son ancienne domesticité impériale.

Récemment, je témoignais de ma gêne devant une publication qui prétendait attester de la grandeur d’Israël par la mise en avant d’un pourcentage de prix Nobel supérieur chez «les juifs». Que n’avais-je pas dit ! Pour mes interlocuteurs, mes scrupules trahissaient ma constitution profonde : j’étais «antisémite».

«Radicaliser» la mémoire de la Shoah

Seul un détournement de mémoire peut expliquer un tel carambolage logique. Au moment-même où ses élites se le représentent comme une structure ethnico-religieuse déterritorialisée, Israël sert de «résidence secondaire» à nos pulsions identitaires refoulées. Tout se passe comme si le récit de nos crimes avait servi de point de cristallisation à la réaffirmation de notre supériorité radicale, de certificat de virginité dont l’exhibition valait le droit de recommencer. Je n’affirme pas seulement qu’il n’y a rien d’antisémite à à produire une telle critique du détournement de mémoire opéré par l’élite israélienne avec la caution de l’Occident. Je vais jusqu’à prétendre que c’est la seule réponse radicale à l’antisémitisme qui pointe le bout de son nez derrière les grandes proclamations pseudo-bibliques de l’extrême-droite néoconservatrice. Car ce qui est paradoxalement mais radicalement antisémite, c’est bien de proclamer une coïncidence nécessaire entre l’antisionisme et l’antisémitisme. Cette affirmation repose sur un impensé suicidaire : Israël serait le seul héritier légitime d’une généalogie juive qui se serait interrompue en 70 après Jésus-Christ, de sorte que l’on ne pourrait pas critiquer Israël, «l’État des juifs», sans réhabiliter du même coup les pogroms du Moyen Âge. Il est certain que la confusion entre «Israël» et «juifs» est condamnable, mais comment ne pas voir qu’elle est performativement entretenue par ceux qui se sont faits une spécialité de la dénoncer ?

Face à une certaine «dissidence» qui a fait le choix de ne pas exister ailleurs que dans le regard de ses adversaires, et qui réhabilite ouvertement l’antisémitisme comme critère ultime du «courage politique», il importe donc de réaffirmer que la mémoire de la barbarie nazie revêt un caractère fondateur. Mais justement ! Ce caractère fondateur ne vaut que s’il ouvre une fenêtre sur notre réalité commune. Cette fenêtre se referme si elle sert à nourrir un ressentiment victimaire à partir duquel s’opèrent de nouvelles essentialisations politico-morales. Conformément au processus mythologique décrit par René Girard, le signe se transforme alors en masque de ce qu’il révèle. C’est à quoi s’emploient une armada d’«éditorialistes» et de «philosophes» qui ont micro ouvert sur les plateaux de l’information en continu.

À propos des événements du 7 octobre, Bernard-Henri Levy, l’insubmersible bouée de la bonne conscience occidentale, a tenté d’acclimater le concept de «mal métaphysique». On serait tenté de lui demander si ce n’est pas sa métaphysique qui est en train de nous exploser au visage. Décennie après décennie, elle n’aura cessé de corroder l’«ici et maintenant» qui fonde le rapport de la modernité occidentale à la pluralité politico-religieuse depuis les traités de Westphalie (1648) pour tenter de lui substituer le «partout et toujours» d’un prophétisme en quête de «terres bibliques».

Ce ne serait pas si grave si nous n’en étions arrivés désormais au seuil de tensions au-delà duquel tous ceux qui n’arrivent à pas à s’émanciper moralement de structures au bord de l’effondrement, risquent bien de devoir «faire leurs valises». Mais où faire ses valises quand il n’y a plus d’ailleurs et que le cancer colonial, surmonté dans les années 60 sous la forme de limites territoriales mutuellement reconnues, atteint maintenant le cœur métropolitain des anciens Empires, déployant ses métastases à toutes les échelles de la vie sociale ?

Sortir de l’antiracisme moral et victimaire

L’urgence vitale de l’enjeu nous impose de rompre résolument avec l’antiracisme moral qui a pris en France la forme du «socialisme» mitterrandien, alibi sociétal du «tournant de la rigueur». Combattre le racisme sur un plan strictement moral, c’est le réduire à des essentialisations négatives, à une affaire de «gentils» et de «méchants». Or ce sont les essentialisations en tant que telles qui doivent être combattues comme racistes. L’essentialisation de la victime en tant que victime, c’est-à-dire comme figure de l’innocence, se contente de «millénariser» un motif bien connu de la théologie judéo-chrétienne : un agneau sur un autel. C’est sur cette situation politique et géopolitique particulièrement scabreuse que débouche le sionisme. Cependant, il ne s’agit pas du sionisme en tant qu’il participerait d’une quelconque «essence juive». Il s’agit bien du sionisme comme pur produit de la culture occidentale : un «Christ collectif», un «État-Christ», dont la Croix ne serait qu’un étendard pour justifier de nouvelles «croisades». Le problème n’est pas le judaïsme, dont le sionisme serait vécu – par ses adversaires comme par ses promoteurs – comme un surgeon. Le problème est la continuation de ce que René Girard appelle le «christianisme historique» et dont le sionisme, à mes yeux, n’est qu’une expression paradoxale, un précipité spatio-temporel de toutes les confusions sanglantes qui ont parsemé notre histoire. Il n’est donc pas question de critiquer Israël comme juif. Il s’agit au contraire de resituer Israël dans le temps long de l’histoire occidentale. Ce ne sont pas les «juifs» qui sont des «nazis», c’est nous qui ne cessons de porter les contradictions d’un christianisme messianico-politique dont l’épisode 1933-1945 n’est qu’un sous-produit particulièrement criminel. Résolument optimiste, j’affirme que nos concitoyens de confession juive ont un rôle essentiel à jouer dans la construction de ce «commun historique», seul capable de surmonter une culpabilité qui, loin de prévenir la catastrophe, prélude à son éternel recommencement. À l’inverse, s’ils se font l’instrument des falsifications occidentales, ils soufflent sur les braises d’un incendie qui n’a été que provisoirement étouffé. Le point de départ de l’anthropologie girardienne du sacrifice nous rappelle ici sa brûlante actualité : il est criminel de tuer la victime parce qu’elle est sacrée, mais elle n’est sacrée que parce qu’elle a été tuée. Autrement dit, entre le culte et le meurtre, il n’y a que le fil du couteau.

Une telle régression aux origines nous impose de revenir à l’essentiel : c’est bien de Nous qu’il s’agit dans ce tourbillon de mots qui diffractent et réfractent nos angoisses en lasers paralysants, un Nous que le glaive de l’Histoire a partagé en doubles monstrueux se dévorant les uns les autres, et non d’altérités rivales entre lesquelles notre élection divine nous autoriserait à arbitrer. Fous que nous sommes, nous ne voyons pas que les critères moraux dont nous nous prétendons les dépositaires nous glissent entre les doigts et retournent contre nous le poison de leurs réciprocités sourcilleuses et vengeresses. «Me too, me too !», ne cessons-nous d’ânonner les uns contre les autres dans la langue d’un Empire qui nous est tombé sur la tête. S’il est vrai que la fiction mythique était ce par quoi homo sapiens s’était mis en route vers le réel, voici que nous rembobinons le film : tout ce qui échappe au mythe est vécu par nous comme une atteinte au réel. C’est pourquoi il y a quelque chose qui tient de la folie dans la décontraction avec laquelle nous produisons chaque jour les représentations de notre propre néant. Cela nous conduit à vivre dans un monde parallèle, peuplé d’inversions accusatoires et d’insultes au sens commun.

Dans ces conditions, si l’Occident est encore vivant et si, dans le sillage de ses crimes sans nombre, il y a encore quelque chose à sauver de son passé, on le reconnaîtra à ceci : au point culminant de notre cauchemar collectif, à l’instant où le burlesque et l’horreur auront achevé de consommer leurs noces de sang, un Sophocle se lèvera et puisera dans le foisonnement mythologique de notre crise sacrificielle les ingrédients salvateurs d’une nouvelle révélation tragique.

source : Vu du Droit

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