• dim. Sep 29th, 2024

un accord « colonialiste » sur le nickel attise les tensions


La question est éclipsée dans les débats depuis le début des affrontements en Nouvelle-Calédonie. Il s’agit pourtant d’un enjeu crucial : qui peut profiter des ressources minières de cet archipel du Pacifique ? Le territoire abrite à lui seul 20 à 30 % des ressources mondiales en nickel, un élément indispensable pour fabriquer des batteries de voitures électriques. Autrement dit, les sous-sols néo-calédoniens attirent les convoitises, et notamment celles de la France.

En novembre 2023, en visite sur l’archipel, le ministre de l’Économie Bruno Le Maire avait présenté pour la première fois un « pacte nickel ». Son but : faire sortir de la faillite les trois usines métallurgiques du territoire, spécialisées dans le traitement du nickel. En effet, si la Nouvelle-Calédonie est riche en minerais, le secteur est en crise. Coût exorbitant de l’énergie, chute des cours du métal, baisse des ventes, concurrence avec les mines indonésiennes… La filière est en grande difficulté, alors qu’elle est la principale source de revenus pour le territoire, et qu’elle emploie 20 à 25 % de ses habitants.

Avec son « pacte nickel », Bruno Le Maire proposait de venir en aide aux usines en subventionnant les prix de l’énergie à hauteur de 200 millions d’euros, et de développer la capacité de production électrique sur le territoire. En échange, les collectivités locales devaient s’engager à faciliter l’accès aux ressources, et les usines devaient être exploitées par des industriels pour être « rentables ».

« Un pacte colonial »

Premier problème de cette proposition : c’est une ingérence qui passe mal. Dans le cadre de l’accord de Nouméa en 1998, la compétence de la gestion du nickel a été récupérée par la Nouvelle-Calédonie, pour qu’elle profite au développement du pays. Vingt-six ans après, le projet de Bruno Le Maire est donc perçu par les indépendantistes comme « un pacte colonial de reprise en main de la maîtrise des matières premières de la Nouvelle-Calédonie », écrit Ronald Frère, un proche du président de l’Union calédonienne (indépendantiste), cité par le journal Le Monde.

« Le pacte affiche clairement la couleur : la France a besoin du nickel calédonien pour produire des batteries de voitures électriques vendues en métropole, analyse pour Reporterre Christine Demmer, anthropologue au CNRS. On sort complètement du modèle consistant à ce que la rente minière profite à la Nouvelle-Calédonie, pour son propre développement. » Selon la chercheuse, le pacte est donc bien une forme de « recolonisation » du territoire.

Une usine de production de nickel à Nouméa.
Flickr/CC BYNCND 2.0 Deed/Tim Waters

« Il n’y a aucun retrait de souveraineté, aucun ! Il faut arrêter de dire n’importe quoi, parce qu’après les militants sur le terrain disent : “L’État veut nous voler notre nickel.” C’est lunaire », répond dans Le Monde Sonia Backès, cheffe de file des loyalistes (ceux qui ne souhaitent pas l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie) et ancienne secrétaire d’État dans le gouvernement d’Élisabeth Borne. Le député calédonien non indépendantiste Nicolas Metzdorf (Renaissance) a toutefois déposé une proposition de loi organique visant à restituer provisoirement la compétence du nickel à l’État français.

Autre difficulté de ce pacte : le ministre de l’Économie demande explicitement à la Nouvelle-Calédonie d’autoriser davantage d’exportations des minerais bruts. Les habitants de l’archipel, eux, estiment que la transformation du nickel doit se faire sur place pour conserver la valeur ajoutée — quand bien même l’extraction des mines est aussi une activité très polluante. Cerise sur le gâteau, même les loyalistes rejettent la contribution de 66,7 millions d’euros demandée par l’État à la Nouvelle-Calédonie, qu’ils jugent trop élevée au vu de la dette du territoire.

Problème de méthode

En venant dans le Pacifique, Bruno Le Maire imaginait que l’accord serait signé dans les jours suivants. Le ministre, qui affirme que les collectivités avaient été consultées en amont, avait appelé les élus à valider le texte tel quel. Mais rien ne s’est passé comme prévu. Les parlementaires du congrès calédonien ont refusé à plusieurs reprises d’habiliter Louis Mapou, le président du gouvernement local, à signer l’accord avec l’État. Les discussions sont donc au point mort depuis le mois d’avril.

Ce rejet de la population n’étonne pas l’anthropologue Christine Demmer : « La méthode du gouvernement est très inhabituelle. Depuis la signature des accords de Matignon en 1988, c’est généralement la recherche de consensus qui prime, pas une décision unilatérale de l’État, et encore moins prise depuis Paris. »

Or c’est bien le même souci de méthode que dénoncent les indépendantistes depuis le 14 mai, date à laquelle les affrontements ont commencé en Nouvelle-Calédonie. À ce jour, les violences ont entraîné la mort de cinq personnes, trois civils et deux gendarmes. L’état d’urgence a été déclaré par Emmanuel Macron et l’armée a été déployée sur le territoire.

Une partie des habitants s’oppose à une réforme promue par le gouvernement français visant à élargir le corps électoral pour les élections provinciales de Nouvelle-Calédonie. C’est un enjeu clé dans l’archipel : actuellement, seules les personnes inscrites avant 1998 (et leurs descendants) peuvent y voter. La réforme propose d’ouvrir ce droit aux personnes résidant sur le Caillou depuis au moins dix ans — soit 25 000 nouvelles personnes.

Jusqu’auboutisme

Deux positions s’opposent désormais. D’un côté, celle des habitants plus récents de l’archipel, qui rappellent qu’en République française, une personne égale une voix. Et de l’autre, celle du peuple autochtone indépendantiste kanak, qui estime que cette réforme va réduire son poids électoral et le marginaliser davantage, alors que ses membres sont les seuls à avoir été colonisés, et qu’ils ne représentent plus que 40 % de la population du territoire.

Depuis le processus de décolonisation lancé en 1988, la tradition calédonienne est de trouver un compromis entre chaque position, des indépendantistes aux loyalistes en passant par l’État. Mais cette tradition a volé en éclats en 2021, lorsque le gouvernement a refusé de repousser la date du troisième référendum sur l’autodétermination du territoire, alors que le peuple kanak demandait du temps pour enterrer ses morts dus à la pandémie de Covid-19.

Depuis, considérant que la victoire du « non » au référendum — quand bien même la majorité de la population n’est pas allée voter — était un feu vert à cette réforme, l’État a poursuivi sur sa lancée. La réforme a été adoptée par le Sénat le 2 avril, puis par les députés dans la nuit du 15 au 16 mai. Il devra être voté une dernière fois par les parlementaires réunis en Congrès en juin, sauf si un accord sur un texte global entre indépendantistes et loyalistes intervient avant.

Loin de la tradition du consensus et du « vivre ensemble » de Michel Rocard en 1988, alors Premier ministre, Emmanuel Macron et ses ministres ne s’embarrassent plus du temps nécessaire pour faire émerger des compromis entre toutes les parties de l’île. Que ce soit pour la question du nickel ou du corps électoral, l’État maintient sa démarche jusqu’auboutiste. « Cela fait trois ans que tout le monde alerte le gouvernement sur le problème de sa méthode, qui consiste à passer en force au lieu de privilégier le consensus », a rappelé l’anthropologue Benoît Trépied, au micro de France Culture. Et de souligner que c’est malheureusement « ce type de passage en force sans consensus qui [avait] déclenché la guerre civile des années 80 ».



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