• sam. Sep 21st, 2024

Un pipeline géant en construction, les riverains craignent déjà son explosion


Bent Mountain, Newton et Elliston, Virginie (États-Unis d’Amérique), reportage

Avant la levée du jour, une personne s’est accrochée à un engin de construction sur le chantier du gazoduc. À une quarantaine de minutes à pied, cinq personnes discutent avec un agent de sécurité installé dans son pick-up blanc. Ce 8 mai, le groupe est venu soutenir le militant, dans la commune d’Elliston en Virginie, dans l’est des États-Unis. « C’est important qu’on soit solidaire avec ceux qui prennent les risques les plus importants », indique Jeff, 54 ans. À ses côtés, trois personnes, proches de la trentaine, avec des masques, capuches et casquettes pour l’anonymat. Ce jour-là, le militant est resté attaché onze heures. S’il n’a pas été arrêté, des centaines l’ont été depuis le début des travaux en 2018.

La sirène d’un bulldozer retentit tandis que l’engin gravit les pentes. Des deux côtés du vallon, la forêt est coupée sur une cinquantaine de mètres par la bande de terre où passe le tuyau. Le gazoduc est bientôt terminé. Sur plus de 480 kilomètres, il doit acheminer du gaz de schiste jusqu’en Virginie pour approvisionner le sud-est des États-Unis. Avec un diamètre d’un mètre, il rejoindrait la catégorie des plus larges gazoducs du pays. Depuis le lancement du projet en 2014, le budget est passé de 3,5 milliards de dollars à plus de 6,6 milliards — en partie à cause des recours en justice et des amendes payées par l’entreprise.

La cicatrice du pipeline sur le paysage montagneux est visible à travers le comté de Montgomery, en Virginie.
© Alessandro Marazzi Sassoon / Reporterre

Les opposants au gazoduc ne prennent pas tous part à la désobéissance civile. Mais tous craignent pour leur sécurité. Ils mettent en avant les risques liés à la région. Le pipeline monte et descend sur les pentes raides des montagnes des Appalaches. La composition des sols et les importantes pluies peuvent provoquer des glissements de terrain. Le pipeline traverse également des zones sismiques.

« Que le pipeline traverse un seul de ces éléments est déjà une mauvaise idée. Mais dans ce cas, ils sont tous regroupés », s’alarme le Dr. Robert M. Jones, ingénieur à la retraite, dont le gazoduc passe à une cinquantaine de mètres de la maison. Quand le pipeline sera en opération, il n’invitera plus sa famille chez lui : il craint que celui-ci n’explose.

Mark Jarrell, retraité, jette un œil sur un marqueur placé sur sa propriété le long du tracé du pipeline.
© Alessandro Marazzi Sassoon / Reporterre

Avec les nombreux recours en justice, la construction du pipeline a été retardée. « Il y a eu des tuyaux laissés dans l’eau stagnante ou exposés au soleil. Le revêtement époxy [pour les protéger de la corrosion] peut se dégrader. Les industriels recommandent que les tuyaux ne restent pas plus de six mois ainsi. Des habitants ont vu que certains tuyaux sont restés ainsi jusqu’à six ans », détaille Jessica Sims, coordinatrice de terrain en Virginie de l’association Appalachian Voices.

Pentes raides, glissements de terrain et corrosion

« Nous apprécions certainement que [l’agence de régulation du gouvernement] Pipeline and Hazardous Materials Safety Administration ait écouté et mis en place des mesures supplémentaires. L’entreprise a dû tester chaque partie du pipeline pour la protection contre la corrosion et installé des outils pour surveiller les potentielles pressions exercées par les glissements de terrain, mais on a toujours des inquiétudes au sujet des pentes raides, des glissements de terrains et de la corrosion », explique Bill Caram, directeur exécutif de l’ONG Pipeline Safety Trust.

Une section de pipeline est exposée après que de fortes pluies ont provoqué une coulée de boue dans le comté de Giles, en Virginie.
© Alessandro Marazzi Sassoon / Reporterre

L’entreprise qui construit le pipeline a expliqué par courriel que la sécurité était sa première préoccupation, et qu’elle a incorporé les éléments nécessaires contre l’érosion avec des protections supplémentaires et que la nature du terrain a été prise en compte spécifiquement.

Mais la construction du gazoduc a déjà eu des effets sur les riverains. Irvin Gill Jr, 52 ans, les épaules larges et les bras couverts de tatouages, vit dans le comté de Summers en Virginie-Occidentale. Il dispose d’un puits pour s’approvisionner en eau, qu’il filtre ensuite. Il utilisait environ un filtre par mois. Depuis le début des travaux, il doit les changer jusqu’à trois fois par jour. Il montre une bouteille d’eau provenant de son robinet. On y aperçoit des sédiments terreux au fond. « Je ne la bois plus ».

« Ça a le potentiel de changer l’hydrologie »

« Quand vous faites des projets comme celui du pipeline, ça a le potentiel de changer l’hydrologie », explique Autumn Crowe, scientifique environnementale et directrice par intérim de l’association West Virginia Rivers Coalition. Pour elle, il n’y a aucun doute que la qualité de l’eau d’Irvin Gill Jr est la conséquence du chantier. L’entreprise Mountain Valley pipeline a répondu par courriel « investiguer minutieusement » chaque plainte, qu’il n’y avait pas de lien entre les travaux et la qualité de l’eau, et que dans certains cas, les soucis étaient liés à « l’activité des propriétaires » ou à des « phénomènes naturels ».

Un bâtiment du centre de Newton, dans le comté de Giles, en Virginie, est orné d’une bannière opposée au Mountain Valley Pipeline. On y lit notamment : Protégez nos enfants, la sécurité, les droits de propriété, le patrimoine et l’eau.
© Alessandro Marazzi Sassoon / Reporterre

Les organisations environnementales craignent également les effets sur la faune locale. En 2023, plusieurs organisations environnementales ont contesté en justice la qualité des rapports effectués par les agences nationales sur les risques pour la biodiversité à la Cour d’appel fédérale à Richmond en Virginie, notamment car le pipeline traverse la réserve naturelle Jefferson National Forest. Sauf que la politique étasunienne a pris le dessus.

Au même moment, le président Joe Biden se démenait pour faire passer la loi « Fiscal Responsibility Act » pour la dette américaine, qui a priori ne concernait pas le gazoduc. Sauf que le soutien du sénateur démocrate de Virginie-Occidentale, Joe Manchin, était crucial. Le sénateur — qui a reçu au cours de ses campagnes d’importantes contributions de la part d’entreprises gazières liées à ce pipeline — a pu glisser dans la loi un texte pour octroyer les autorisations nécessaires au gazoduc et contourner les recours en justice.

Un employé de l’entreprise de construction MVP tente d’empêcher la prise de photos du site de construction du pipeline vue depuis la route Honeysuckle, près de Bent Mountain, en Virginie.
© Alessandro Marazzi Sassoon / Reporterre

Dans un premier temps, la Cour d’appel fédérale à Richmond a mis sur pause la construction du pipeline, jusqu’à ce que la Cour suprême tranche, et lui retire sa juridiction. La Cour d’appel fédérale n’a pas eu d’autres choix que d’autoriser les travaux à reprendre, même si dans leurs décisions, les trois juges se sont inquiétés de la séparation des pouvoirs. « Je me demande si la section 324 [de la loi sur le budget] est un présage de l’érosion, pas seulement de l’environnement, mais de notre République », a écrit l’un des juges.

Des terrains privés pris par l’entreprise au nom de « l’intérêt national »

Les recours en justice ne s’arrêtent pas là. Le gazoduc traverse la propriété de nombreux riverains (le chiffre exact n’est pas connu). La loi autorise l’entreprise à utiliser ces terrains privés, selon le principe d’« eminent domain ». « Aux États-Unis, les terres sont vendues d’une personne privée à une autre, mais à tout moment, et pour presque n’importe quelles raisons relatives à l’usage national, le gouvernement souverain peut utiliser cette terre sans poser de questions. Dans ce cas, la loi autorise l’entreprise du pipeline à prendre le terrain en vue de l’intérêt national du projet. Et cela immédiatement, même avant qu’un compromis financier ne soit trouvé avec les propriétaires », explique Joe Sherman, un avocat qui représente Coles Terry, dont le pipeline traverse la propriété à Bent Mountain en Virginie.

Le pipeline laisse une trace béante dans la propriété de Coles Terry.
© Alessandro Marazzi Sassoon / Reporterre

L’entreprise a proposé des compensations aux propriétaires. Nombreux l’ont dans un premier temps refusé, et près de 500 personnes ont été poursuivies en justice par l’entreprise. Ce qui n’a pas empêché les travaux de démarrer. Coles Terry fait partie des derniers qui n’ont toujours pas signé d’accord. Il vit avec sa femme, Red Terry, à Bent Mountain en Virginie. Coles Terry observe la bande de terre qui traverse sa forêt. « Ça fait mal », assure-t-il.

Le pipeline passe également à côté de la maison de leur fille, Minor Terry, 36 ans. En 2018, Coles et Minor Terry sont restés une trentaine de jours dans des cabanes dans les arbres pour empêcher les travaux. « Je ne pense pas que ce projet va être arrêté. Le pipeline explosera, et personne ne sera tenu responsable », s’inquiète Minor Terry. Elle est assise sur une balançoire dans son jardin, construite avec les planches de la cabane. Ce qu’il reste de ses efforts pour arrêter le pipeline.



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