• jeu. Oct 3rd, 2024

La science-fiction propose enfin des futurs désirables


Un autre monde est possible… Oui, mais à quoi ressemble-t-il ? Inventer des avenirs heureux sans pétrole, dessiner un futur post-effondrement désirable : la tâche paraît ardue, tant l’époque nous a plongés dans l’apathie. « Les gens ont peur, ils n’arrivent plus à imaginer l’avenir », constate l’écrivaine Catherine Dufour.

« There is no alternative » (« Il n’y a pas d’alternative »), assénait Margaret Thatcher, Première ministre du Royaume-Uni. Depuis quarante ans, le fatalisme semble s’être insidieusement diffusé dans nos esprits. Pire, il nous paralyse. « La résignation présentée comme seule position réaliste face à un présent trop complexe est une arme au service du maintien de l’ordre », rappelait la journaliste Évelyne Pieiller dans un article du Monde diplomatique.

Pourtant, à l’aune de la crise écologique, un nouveau mot d’ordre commence à essaimer : « Il faut désincarcérer le futur, martèle Catherine Dufour. Rouvrir les possibles, remettre en marche nos neurones d’optimisme. » Et pour l’autrice, pas de doute : « La science-fiction (SF) a un rôle essentiel à jouer, pour donner des pistes, des voies d’espoir collectif. »

Longtemps associé au catastrophisme, le genre littéraire connaît ainsi « un renouveau des utopies vertes », selon l’auteur Ugo Bellagamba. Renouveau ? Aux origines de la science-fiction, « les utopies du XVIe siècle portaient déjà l’idée d’un avenir conditionné au respect de la nature, souligne-t-il. La question écologique a ainsi, d’une certaine manière, toujours été présente ».

Autogestion, femmes au pouvoir, sobriété…

Après-guerre, à contre-courant d’un flot de dystopies — en particulier Soleil vert, paru en 1966 —, quelques écrivains esquissaient déjà des chemins de traverse. En 1974, Ursula Le Guin exposait, dans Les Dépossédés, un monde anarchiste fondé sur la liberté absolue et la coopération. Un an plus tard, en 1975, Écotopia, récit utopique d’Ernest Callenbach, décrivait une société écologique radicale — femmes au pouvoir, autogestion, semaine de 22 heures.

Malgré ces rares pépites, la mode littéraire a toujours été à l’apocalypse. « La science-fiction aime la catastrophe », remarque Ugo Bellagamba. La catastrophe… et la technologie. « La SF du XXIe siècle tourne désespérément autour des “trois piliers” du transhumanisme ; immortalité, biotechnologies et intelligence artificielle », analysait ainsi Catherine Dufour dans un article du Monde diplomatique.

Mais la tendance pourrait s’inverser. Face au mur climatique — « parce que le pessimisme est un luxe qu’on ne peut plus de permettre », selon Catherine Dufour — un courant émerge : le solarpunk. « De plus en plus de romans renouvellent l’imaginaire utopiste, autour de deux idées phares, la sobriété (technologique, énergétique) et la fin du capitalisme », décrit Ugo Bellagamba. Outre-Atlantique, Kim Stanley Robinson, auteur du remarquable Ministère du futur, et Becky Chambers figurent parmi les têtes de proue de ce mouvement.

De g. à d. : « Ministère du futur » de Kim Stanley Robinson, « Écotopia » d’Ernest Callenbach et « Pollen » de Joëlle Wintrebert.

En France, la mayonnaise utopiste prend lentement. La maison d’édition La Volte a créé une collection, Eutopia, pour porter ces nouveaux récits. « Mais on ne publie qu’un livre par an, regrette son éditeur, Mathias Echenay. Même si la question travaille les autrices et auteurs, on reçoit encore très peu de propositions abouties. »

La faute, selon lui, à la difficulté d’écrire des utopies : « Faire une histoire dans un monde où tout se passe bien, on ne sait pas comment faire », illustre-t-il. « Une histoire, c’est intéressant quand ça déraille », sourit Joëlle Wintrebert, pionnière de la SF à la française. Un de ses romans, Pollen, raconte ainsi une société matriarche et pacifiste, mais qui repose sur la reproduction maîtrisée génétiquement. « L’utopie, c’est toujours ambigu… Un monde parfait, ça n’existe pas », dit l’écrivaine.

La faute, aussi, à nos imaginaires trop limités ? Pour l’écrivain Elio Possoz, la SF post-capitaliste se heurte à deux murs, politique — quel système concevoir autre qu’une dictature  ? — et technique. Renoncer à la technologie, penser un monde sans électricité… « Ce sont encore des impensés. » Le trentenaire vient de finir un roman (à paraître l’an prochain chez La Volte) qui décrit un road trip dans une France post-pétrole parsemée de « communats », des zones autonomes et autogérées.

Quelques-uns des livres de la collection Eutopia de La Volte, dédiée aux nouvelles utopies.
© La Volte

S’approprier les futurs

Low-tech, vélo solaire et anarchie : tout ça fait rêver, mais comment passer des écrits aux actes ? « Ces récits permettent de faire vivre aux lecteurs d’autres possibles, de les toucher, par le sensible, et donc de les familiariser avec ce qui pourrait advenir », estime Mathias Echenay. C’est ainsi que des scientifiques du Giec [1] ont sollicité des écrivains et écrivaines afin de produire « des récits pour nous approprier les futurs » décrits dans leurs rapports. Le résultat, No(s) Futur(s), paru en 2020, permet d’« imaginer les possibles du changement climatique ».

Les plus intéressés par ces collaborations littéraires sont à chercher du côté des armées. Dès 2016, un des départements de l’armée de terre des États-Unis a lancé son propre concours de nouvelles de science-fiction, pour façonner leur future stratégie militaire. Constituée en 2019 dans l’Hexagone, la Red team regroupe auteurs et experts militaires en vue d’« anticiper les aspects technologiques, économiques, sociétaux et environnementaux de l’avenir qui pourraient engendrer des potentiels de conflictualités à horizon 2030-2060 ».

« À quand une Red team au ministère de la Santé ou de l’Écologie, s’interroge Ugo Bellagamba. Les politiques ont encore du mal à saisir l’intérêt de la SF pour ouvrir les possibles. » Sans prendre toute fiction pour argent comptant, auteurs et éditeurs espèrent ainsi que leurs ouvrages participeront à « casser le récit dominant », selon les propos de Mathias Echenay. Comme le disait Alain Damasio, « la lutte des imaginaires » fait partie des moyens pour « battre le capitalisme sur le terrain du désir ».


Quelques conseils de lecture :

  • Les classiques :

    –  Les Dépossédés, d’Ursula Le Guin (Pocket)

    –  Écotopia, d’Ernest Callenbach (Gallimard)

    –  Les Furtifs, d’Alain Damasio (La Volte)
  • Les œuvres des auteurs et autrices citées :

    –  Pollen, de Joëlle Wintrebert (Au Diable Vauvert)

    –  L’Arithmétique terrible de la misère, de Catherine Dufour (Le Bélial’)

    –  Dictionnaire utopique de la science-fiction, d’Ugo Bellagamba (Le Bélial’)
  • Les recommandations de ces auteurs et autrices :

    –  La Trame, du Bombyx Mori Collectif (La Volte)

    –  Visite, de Li-Cam (La Volte)

    –  Xenogenesis, d’Octavia Butler (Au Diable Vauvert)

    –  Quitter les monts d’automne, d’Émilie Querbalec (Albin Michel)

    –  Histoires de moine et de robot, de Becky Chambers (L’Atalante)

    –  Le Ministère du futur, de Kim Stanley Robinson (Bragelonne)

    –  No(s) Futur(s), collectif (Actu SF)

    –  Obsolète, de Sophie Loubière (Belfond)

    –  L’Opéra de Shaya, de Sylvie Lainé (Actu SF)

    –  Les Utopiennes, des nouvelles de 2043, collectif (La Mer salée)

    –  Les Déliés, de Sandrine Roudaut (La Mer salée)



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