• mar. Oct 1st, 2024

« Le désenclavement des territoires ne supporte aucune contestation »


Cet article est une copublication avec la revue Terrestres, dont Geneviève Azam est membre de la rédaction.

Après la Seconde Guerre mondiale, au nom de la modernisation capitaliste, l’État a imposé un violent et destructeur remembrement des campagnes. Depuis une vingtaine d’années, c’est le désenclavement qui a pris le relais et justifie les grands projets d’artificialisation et d’appropriation des terres. L’exemple de l’autoroute A69 entre Castres et Toulouse illustre la toxicité de cet héritage modernisateur et colonial. Voici les bonnes feuilles du livre Il était une fois l’A69, par Geneviève Azam et le collectif La Voie est Libre (Cairn Éditions, 2024).

À l’heure où nous publions ces extraits, nous apprenons aussi que douze personnes appartenant à l’association La voie est Libre, à ATTAC Tarn et au GNSA (Groupe national de Surveillance des arbres) sont convoquées au commissariat de Castres ce jeudi 30 mai, avec en perspective des gardes à vue pour « complicité de destructions matérielles ».


Je reviens ici sur ce projet bâti sur l’obsession du « désenclavement », nouvelle étape de l’accumulation capitaliste et de la destruction programmée des conditions de la subsistance. Il est à la fois localisé, comme tant d’autres projets de démantèlement de territoires de vie, et global. C’est pourquoi la défense de ce territoire par les opposant⋅es à l’A69 participe d’un horizon des luttes plus global, qu’elle nourrit et qui la dépasse.

Le désenclavement a un ancêtre proche, le remembrement. Dans les deux cas, il s’agit « d’aménager » et d’assurer la continuité de l’exploitation économique et technique entre des parcelles cadastrées, parcelles de terre pour le remembrement, parcelles de territoires ou de pays pour le désenclavement.

Du remembrement au désenclavement « durable »

Revenir, même rapidement, sur cette histoire longue est éclairant. Après quelques tentatives après la Première Guerre mondiale, la loi qui institue vraiment le remembrement date de l’époque de Vichy, en 1941. Elle est inspirée par l’économie de guerre et la présence au gouvernement de Pétain de représentants des courants technocratiques et modernisateurs. Ils poursuivront leur œuvre en toute « neutralité » après 1945, en temps de paix, notamment dans le commissariat au Plan.

Ainsi, dans les années 1960, le remembrement s’accélère afin de supprimer les « obstacles à la mécanisation », soit des centaines de milliers de kilomètres de haies vives, des fossés, des chemins, des paysages de bocage, notamment dans le nord de la France et l’ouest. Ce fut un grand nettoyage social et écologique, au nom de la rationalité et de la productivité, au nom d’une agriculture moderne, ancrée dans les flux capitalistes, débarrassée de son « passif historique » — les paysans —, dirigée par des chefs industriels.

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La voie était ouverte pour le passage des tracteurs et des machines de plus en plus puissantes et pour le sacrifice des paysans. Depuis 2007, un décret issu de la loi du 23 février 2005, relative au « développement des territoires ruraux », supprime définitivement les procédures de remembrement, dont le nom même disparaît.

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« L’autoroute A69, à portée « universelle », n’est plus discutable »

L’aménagement n’a pourtant pas dit son dernier mot. Un rapport d’information du Sénat de 2008, « Pour une politique de désenclavement durable », assure la suite et précise les enjeux. Il s’appuie sur la définition du désenclavement contenue dans la loi Pasqua de 1995, article 17 : « En 2015, aucune partie du territoire français métropolitain continental ne sera située à plus de 50 kilomètres ou de 45 minutes d’automobile soit d’une autoroute ou d’une route express à deux fois deux voies en continuité sur le réseau national, soit d’une gare desservie par le réseau ferré à grande vitesse. »

Tiens, c’est la longueur approximative de l’autoroute Castres-Toulouse, dont le dossier fut ouvert en 1996 sur pression de l’industriel Pierre Fabre. La mesure simple et simpliste de l’enclavement, par le manque d’autoroutes et de trains à grande vitesse, est toujours gravée, trente ans après, dans les cerveaux des aménageurs de l’A69 et de leurs allié⋅es politiques.

Soutien de la zad de Notre-Dame-des-Landes aux grévistes de la faim contre l’A69.
X/La Voie est libre

Depuis la loi Pasqua, les experts en désenclavement ont sophistiqué les critères ; ils ont mesuré, calculé, combiné les indicateurs, jusqu’à aboutir au désenclavement « durable ». L’entreprise cosmétique du Grenelle de l’environnement (2007) est passée par là ! Mais visiblement pas le quatrième rapport du Giec de 2007, qui contenait déjà tous les éléments de connaissance des chocs climatiques, de leurs origines et des changements structurels nécessaires.

Ce rapport est resté sous les radars, comme en témoigne le rapport au Sénat de 2008 : « Il convient de ne pas se leurrer et de rappeler que si un effort [la réduction de la route] a été effectivement décidé en ce sens lors du Grenelle de l’environnement, la route reste le seul mode de transport universel, c’est-à-dire capable par son accessibilité et sa souplesse d’utilisation d’assurer un désenclavement effectif de tous les territoires. Cette remarque vaut aussi pour le transport de marchandises. » La messe est dite. L’autoroute A69, à portée « universelle », n’est plus discutable, elle va devenir un projet de la République, une et indivisible. Les horloges des décideurs s’arrêtent.

Et c’est parti pour le désenclavement durable. Les territoires entrent alors dans un maillage serré. Le désenclavement ne supporte aucune aspérité, aucun arbre, aucune contestation sociale, aucune installation humaine sur son passage. Le calcul logistique mesure, réduit, homogénéise, nivelle, pour fluidifier les circulations et assurer leur continuité.

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Désenclaver 150 000 Sud-Tarnais : une perspective coloniale

Le « désenclavement » concerne aussi les personnes, les « enclavé⋅es » du Tarn-Sud. Ils et elles découvrent leur nouvel état : Je est un⋅e enclavé⋅e. Comme des milliards de personnes sont devenues, après la Seconde Guerre mondiale, des « sous-développées », soumises aux politiques de « rattrapage ». C’était en 1949, après le discours sur l’état de l’Union du président des États-Unis, Harry Truman, et son intention de sortir les sous-développés de la « misère » : « Leur pauvreté constitue un handicap et une menace, tant pour eux que pour les régions les plus prospères », proclamait-il.

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Cet imaginaire a la peau dure. Le rayonnement de l’Occitanie n’est-il pas entravé par ces territoires du Tarn-Sud où « suinte la misère » selon les propos de la présidente de Région [Carole Delga, dans un entretien à Public Sénat en septembre 2023] ? Place donc aux développeurs, armés de statistiques, d’indicateurs et de machines. Leur mission : vider le monde vivant et le replanter d’infrastructures industrielles.

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« La continuité universelle des flux capitalistes ne supporte aucun frein »

Ces entrepreneurs du Bien, ne viennent chercher ni la muscade, ni le clou de Girofle, comme les colons britanniques et hollandais dans l’océan Indien au XVIIe siècle, ni prélever les richesses des veines de l’Amérique du Sud et imposer le régime esclavagiste de la plantation. Ils exproprient violemment pour « améliorer » en plantant leurs infrastructures logistiques. Les missionnaires désenclaveurs, pour ouvrir les portes d’une vie globalisée et métropolisée, doivent domestiquer les milieux terrestres. Répétant le geste colonial, une colonisation de l’intérieur, c’est la terre qu’ils convoitent.

Non pas la terre habitée, cultivée et animée, menace et obstacle à l’expansion industrielle. La terre morte, simple support pour la plantation de leurs infrastructures matérielles et leurs profits. La continuité universelle des flux capitalistes ne supporte aucun frein, aucune opposition, humaine ou autre qu’humaine. C’est la loi du Progrès, celle qui organise la discontinuité des trames écologiques, l’abattage de centaines d’arbres centenaires, la destruction de zones humides et d’habitats pour la faune, l’occupation de la vallée du Girou, et pas très loin, celle de la vallée de l’Ariège avec l’extension de gravières d’où est extrait le granulat, l’or des désenclaveurs.

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Le soulèvement des « enclavé⋅es »

Mais contrairement au traumatisme du remembrement, qui a nourri une dépréciation des « paysans » au profit des entrepreneurs de l’agrobusiness, la sauvegarde des terres et de celles et ceux qui les cultivent et les soignent, la reprise de terres, devient une question politique majeure. C’est justement depuis ce traumatisme que grandissent les forces qui luttent fièrement pour empêcher que le couvercle de béton de l’A69 n’ensevelisse la vie et la mémoire.

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Au lieu de se soumettre à la loi universelle autoroutière, les « enclavé⋅es » retournent le stigmate. Ce n’était pas prévu, au pire envisageait-on une fièvre passagère qui pourrait redorer la démocratie désenclaviste « inclusive et participative ». Mais non, ils et elles persistent, s’ancrent, accueillent et se diversifient. Le mépris, la répression violente, les blessures, au lieu de faire taire, décuplent les énergies et la fierté d’un territoire vivant et ouvert, d’une communauté qui se tisse dans la lutte.

Il était une fois l’A69, de Geneviève Azam et le collectif La Voie est libre, aux éditions Cairn, mai 2024, 32 p., 5 euros.



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