Paris, reportage
« Vous cherchez des gens du fret ? Il n’y en a plus, ils sont tous chez Pôle emploi ! » Cette boutade lancée par un manifestant lors de la mobilisation pour sauver le fret ferroviaire — les trains de marchandises — a un goût amer. Parmi les milliers de personnes qui ont défilé entre la place d’Italie et Montparnasse à Paris, le 28 mai, rares étaient celles qui étaient encore en poste dans le secteur.
Et pour cause, l’effectif est passé de 15 000 à 4 500 agents en une quinzaine d’années. « On a des réorganisations presque tous les mois. C’est pensé dans les bureaux, sans écouter les agents sur le terrain. Et sur les 4 500 personnes encore en poste, il y a 1 200 cadres. Ce sont eux qui coûtent le plus cher, mais les réorganisations ne les concernent jamais. C’est toujours le terrain qui trinque », explique Christophe Soufflet, agent au sol à Somain (Nord) depuis vingt-sept ans.
On le rencontre place d’Italie, au départ de la manifestation. Une petite bruine mouille les pavés et se mêle à la fumée blanche des fumigènes. Tout cela crée une sorte de brouillard aux airs d’automne. À côté de Christophe Soufflet se trouve son collègue Fabien Bertrand, conducteur de train depuis vingt-cinq ans. Il fustige le nouveau « plan de discontinuité » orchestré par le gouvernement.
Il s’agit de scinder l’entreprise en deux entités : la première serait chargée du transport de marchandises, la seconde de la maintenance des locomotives. Fret SNCF devra également donner vingt-trois lignes, soit 30 % du trafic, à des opérateurs privés. Tout cela pour calmer la colère de Bruxelles qui avait ouvert une enquête pour concurrence déloyale en janvier 2023. Résultat, l’entreprise aurait dû rembourser 5,3 milliards d’euros d’aides publiques. De quoi couler la boîte.
« Alors qu’on parle de Green Deal [le Pacte vert lancé en 2019 par la Commission européenne ] et d’écologie à tout va, on nous oblige à abandonner vingt-trois flux. Ce qui aura pour conséquence de remettre entre 300 000 et 400 000 camions sur la route », estime Fabien Bertrand.
En effet, certaines de ces lignes, jugées non rentables, ne seront certainement pas reprises par des opérateurs privés. Pourtant, remettre les marchandises transportées par camions sur des rails serait la meilleure façon de verdir le secteur des transports, qui pèse 28,7 % des émissions de gaz à effet de serre en France. Le train émet entre 9 et 14 fois moins que le transport routier, selon une note publiée par l’Alliance écologique et sociale.
Un moratoire, ou la mort du fret ferrorivaire
Afin de défendre le fret comme un « outil indispensable à la transition écologique », des représentants de syndicats et d’organisations environnementales étaient présents durant la manifestation. « Votre combat est essentiel pour préserver les emplois, les services publics et notre santé. Plus de trains, c’est moins de camions sur les routes, donc moins de pollution de l’air et moins d’émission de CO2 », a déclaré Jean-François Julliard, le directeur de Greenpeace France.
Juste après lui, Damien, un représentant des Soulèvements de la Terre, a rappelé la convergence entre la défense du fret avec des luttes en Île-de-France, comme le projet d’entrepôt logistique géant Green Dock ou le boulevard intercommunal du Parisis. « Nos luttes sont connectées. Opposer l’emploi et l’environnement est une ruse du capitalisme pour faire croire qu’on ne marche pas ensemble », a scandé Damien.
Campagne électorale pour les européennes oblige, beaucoup de femmes et d’hommes politiques ont fait le déplacement, comme Manon Aubry, tête de liste La France insoumise aux européennes, l’écolo Karima Delli, présidente de la commission transport au Parlement européen ou encore le député insoumis François Ruffin. Tous ont rappelé l’importance de sauver le fret ferroviaire pour préserver l’emploi et décarboner le secteur du transport de marchandises.
D’autant que la loi Climat vise à un doublement de la part modale du fret ferroviaire d’ici 2030, c’est-à-dire de multiplier par deux l’usage du train pour les marchandises. Un chiffre qui sera difficile à atteindre, selon Fabien Bertrand. « Avant l’ouverture à la concurrence, 18 % des marchandises étaient transportées par fret. Aujourd’hui, nous sommes à 9 %, dont 4 % par la SNCF. On nous avait pourtant promis un doublement du trafic grâce à la libéralisation. On voit mal comment ils pourraient revenir aux 18 % qu’ils promettent aujourd’hui. »
À l’avant du cortège, les enceintes de la CGT crachent les chansons classiques de manif, ponctuées par le klaxon des trains. Un air de quai de gare flotte dans les airs. Didier Daviaud, cheminot à Poitiers, s’est abrité quelques instants de la pluie sous un abribus. « Quand j’ai commencé ce métier il y a vingt ans, j’étais conducteur de train TER, de Corail et de fret. On était polyvalents, cela permettait de mieux rentabiliser. Avec la privatisation, c’est devenu interdit, on n’a plus cette flexibilité et cette souplesse. » « C’est cloisonné, il n’y a plus la même possibilité d’évolution de carrière, regrette son collègue Pierre Auxire. Cela devient monotone et on peut faire moins attention qu’avant. C’est comme ça qu’on peut faire des bêtises. »
Il n’y a pas que les salariés qui pâtissent de ce dépeçage. Les entreprises sont également pénalisées. Didier Daviaud donne l’exemple des producteurs de cognac qui utilisaient auparavant des trains pour transporter leurs marchandises jusqu’au port de La Rochelle. Aujourd’hui, c’est terminé : les bouteilles finissent dans les camions. « Certains producteurs de cognac ont demandé de relancer des trains, mais ils n’ont trouvé personne pour le faire, alors ils ont abandonné », déplore Didier Daviaud.
Alors que faire pour sauver le fret ferroviaire ? L’Alliance écologique et sociale a mis sur la table plusieurs propositions, comme l’instauration d’un prélèvement de 1 milliard d’euros par an sur les profits réalisés sur les sociétés d’autoroutes. Elle suggère également de créer une écotaxe pour les poids lourds en transit qui refuseraient la solution du report modal. Enfin, elle plaide pour l’interdiction de nouvelles zones logistiques si elles n’étaient pas connectées au réseau ferré. En attendant, tous réclament un moratoire sur le projet de démantèlement, qui signerait selon eux la mort du fret ferroviaire en France.