Le hasard des calendriers éditoriaux a récemment rapproché deux univers que tout oppose : celui des poètes de la Rome républicaine (1), dont Pierre Vesperini fait entendre les lointains échos, et celui de l’Internationale lettriste, dont Jean-Louis Rançon ramène à la vie une figure mystérieuse entre toutes, Serge Berna. Car loin des prétentions d’un Horace, qui déclare crânement avoir laissé une œuvre « plus durable que le bronze », nous sommes ici en présence de poètes que l’histoire a laissés sur le côté.
Des poètes de la République, c’est-à-dire de Rome avant Auguste (né en 63 avant notre ère, mort en l’an 14 de notre calendrier) et de l’Empire qu’il a fondé, il ne subsiste bien souvent que quelques vers, parfois même rien : Volusius n’existe qu’à travers les insultes proférées à son encontre par Catulle (84-54 avant notre ère), lequel a été préservé de l’oubli grâce à son lyrisme virtuose, et parfois sa crudité. Car ce sont les poètes augustéens, Virgile, Horace, Ovide dont Vesperini se détourne avec dégoût que la postérité a préférés : « Tout change quand Rome passe de la République à l’Empire. Elle n’est plus une civitas libera [une cité libre]. Et à partir de là, le chiqué semble envahir toute la vie. » Ce n’est pas la première provocation que le philologue adresse à ses pairs : sa monographie consacrée à Lucrèce (2) dynamitait les poncifs qui recouvraient son œuvre. Vesperini est en guerre contre les représentations anachroniques de l’Antiquité, dont il veut ressusciter toute l’étrangeté. Si toutes ses thèses n’emportent pas la conviction, sa lecture est toujours stimulante. « Il n’y a rien que j’aie tiré de mon imagination, tout sort des textes anciens » : peut-être, mais c’est surtout la passion qui séduit dans ce court livre suggestif, qui nous emmène de la fondation d’Alexandrie aux derniers soupirs des adversaires d’Auguste. Des fragments, certains figés dans un temps poétique révolu, d’autres étrangement modernes.
Berna n’aura pas rencontré l’oubli par hasard : « Pour tout dire, la condition humaine ne nous plaît pas. Nous avons congédié [Isidore] Isou [l’un des principaux animateurs du mouvement lettriste], qui croyait à l’utilité de laisser des traces. Tout ce qui maintient quelque chose contribue au travail de la police. » Rançon fait-il œuvre d’officier de la police judiciaire en rassemblant, en un superbe volume illustré (3), l’ensemble des documents qu’il a pu retrouver concernant cette figure disparue ? Berna s’est fait connaître en 1950 par le scandale de Notre-Dame, lorsque son ami Michel Mourre est monté en chaire pour lire une proclamation d’athéisme, bientôt interrompue par les ouailles. Suivront la prison, les manifestes et les coups d’éclat provocateurs pendant quelques années, puis les vols de livres, qui le ramèneront finalement en prison. Avant de disparaître, celui dont la date et le lieu de naissance ne sont guère plus certains que ceux des auteurs antiques aura laissé des ébauches pour un essai et un « roman-film influentiel » intégralement reproduit, des manifestes, des lettres et quelques rares poèmes, ainsi que des textes de revue. Dérisoire butin ? C’est tout un univers qui revit ici, car autour de l’Internationale lettriste tournent entre autres les André Breton, René Magritte, Henry Miller, Boris Vian et, évidemment, Guy Debord. Avec en son centre une révolte radicale, entre dadaïsme et existentialisme, qui plaçait tout son (dés)espoir dans ce qu’elle ne cessait de maltraiter.
C’est une folie que de confier le sens de sa vie à quelques vers. Et pourtant, il existe des passionnés qui tentent de prolonger par-delà les échecs l’écho de cette entreprise mi-vaine, mi-admirable.