Culte de la croissance, rassurisme sur l’urgence climatique et arguments fallacieux typiques des discours poussant à l’inaction. Voici ce que l’on pouvait entendre à la radio mercredi 29 mai, par la voix du journaliste économique Dominique Seux, également directeur délégué de la rédaction des Échos. Non pas sur une obscure station d’extrême droite, mais sur le service public, dans la matinale de France Inter, « première matinale de France », comptant 4,7 millions d’auditeurs au dernier pointage.
L’éditorialiste interrogeait Marie Toussaint, tête de liste des Écologistes aux élections européennes qui se tiendront du 6 au 9 juin prochain.
Les questions très orientées de l’entretien ont, à plusieurs reprises, présenté comme allant de soi et de manière péremptoire des thèses pourtant largement contestées par la recherche, voire par le bon sens. Plus inquiétant, certains passages ont carrément relayé des arguments habituellement repris en boucle par les réseaux climatosceptiques ou « rassuristes » sur le climat. Reporterre revient sur trois de ces assertions.
1/ La croissance économique est bonne pour le climat (non)
« Depuis 1990, les émissions de gaz à effet de serre [de l’Union européenne] ont baissé de 35 %. Ce n’est pas lié principalement à la désindustrialisation comme on le dit beaucoup. Et en même temps, la croissance économique a considérablement augmenté pour financer la décarbonation qu’on a constatée en Europe », a d’abord exposé Dominique Seux, avant de demander avec insistance à Marie Toussaint si « la décroissance était nécessaire ? ».
La candidate a esquivé en répondant qu’il fallait faire décroître ce qui détruit (les activités carbonées et polluantes) et faire croître ce qui répare (les activités favorables à la transition). Sur le fond toutefois, l’idée que la croissance serait non seulement compatible mais aussi indispensable pour financer la lutte contre le changement climatique est loin d’être évidente.
Factuellement, l’éditorialiste de France Inter a raison : les émissions de gaz à effet de serre de l’Europe sont en baisse, de manière pratiquement continue depuis 2010 et d’environ – 32,5 % en 2022 par rapport à 1990.
Cette baisse n’est pas non plus liée à la désindustrialisation puisque, si l’on prend en compte les émissions importées (provoquées par la production ailleurs dans le monde de marchandises que nous consommons), le bilan carbone de l’UE est notablement plus élevé mais décroît quasiment au même rythme que précédemment évoqué.
Dans le même temps, le Produit intérieur brut (PIB) de l’UE n’a cessé d’augmenter, semblant démontrer qu’il était possible d’atteindre ce nouveau graal des économistes orthodoxes : faire croître le PIB tout en faisant décroître les émissions de CO2. Ce qu’on appelle le « découplage » de ces deux paramètres. La fameuse « croissance verte ».
Principal problème : ce découplage est loin d’être assez rapide. Pire : tout laisse penser qu’il est impossible qu’il le devienne à temps pour respecter nos engagements et atteindre zéro émission nette de carbone en 2050. Selon les projections des États membres de l’UE eux-mêmes, notre trajectoire actuelle nous fera rater notre objectif de baisse des émissions pour 2030, et nous éloigne drastiquement de l’objectif de 2050.
Une part de la recherche est encore plus sceptique sur le sujet. Une étude publiée le 4 septembre 2023 dans la revue Lancet Planetary Health, et dont vous parlait Reporterre à l’époque, avait calculé que seuls 11 pays à haut revenus sur les 36 étudiés avaient atteint un découplage absolu entre PIB et CO2.
Surtout, au rythme du découplage atteint par ces pays, la neutralité carbone ne sera pas atteinte en 2050 mais… dans 223 ans, brûlant au passage 27 fois plus de carbone qu’il le faudrait pour respecter l’accord de Paris sur le climat. « L’immense hausse du taux de découplage qui serait nécessaire […] apparaît empiriquement hors de portée, même pour les pays les plus performants », concluaient les scientifiques.
Les travaux scientifiques sur la décroissance et la post-croissance se multiplient fortement depuis quelques années. En avril 2024 encore, des économistes ont calculé les effets, jugés positifs, d’une décroissance des pays riches pour le climat. Les derniers rapports du Giec explorent déjà la notion de « sobriété », impliquant une limitation de la consommation d’énergie et de matériaux, plutôt antinomique avec l’idéal de croissance. Le prochain cycle d’évaluation du Giec devrait encore davantage prendre en compte les scénarios de décroissance, nous confiaient également en février certains modélisateurs du climat, eux-mêmes en partie convaincus de la nécessité de la décroissance des pays riches.
2/ La France et l’Europe sont les plus vertueux (non plus)
« L’Europe est d’assez loin le meilleur élève de la classe », même s’il faudrait faire encore plus, a ensuite affirmé le journaliste, reprochant aux écologistes d’être « trop décourageants ». Prenant l’exemple de la France, il a également souligné qu’il fallait se réjouir des très bons chiffres de 2023, avec une baisse de 5,8 % d’émissions enregistrées.
Là encore, le propos repose sur des données a priori inattaquables. L’Europe est la partie du monde où les émissions de CO2 se sont le plus réduites en 2023, de 7,4 % alors même qu’elles ont augmenté de 1,1 % à l’échelle mondiale, selon le Global Carbon Budget.
Mais la manière choisie par Dominique Seux pour présenter les faits est périlleuse, au moins à trois titres. Premièrement parce que l’enjeu n’est pas d’être « le meilleur de la classe » : la menace existentielle du changement climatique ne se mesure pas en chiffres relatifs et n’a que faire de nos méthodes de comptabilité.
Seul le volume absolu de carbone relâché dans l’atmosphère compte et, en la matière, une semi-victoire serait catastrophique : nos efforts actuels nous mènent vers de potentiels effets en cascade cataclysmiques. Accuser les lanceurs d’alertes et les acteurs exigeant plus d’effort d’être « décourageants » est pour le moins déplacé.
Deuxièmement, l’Europe a une responsabilité historique dans le changement climatique qui justifie qu’elle ait davantage d’efforts que les autres à fournir aujourd’hui. Toutes les négociations climatiques internationales, sous l’égide des Nations unies, intègrent ce principe de « responsabilité commune mais différenciée ».
Depuis la révolution industrielle, initiée par les nations européennes, l’Europe et l’Eurasie ont contribué à elles seules à un tiers des émissions de carbone issues de la combustion d’énergies fossiles, les États-Unis pour un quart, loin devant la Chine, en troisième position avec 14 % du total.
Le bilan est encore plus accablant pour l’Occident si l’on ajoute leur responsabilité dans les émissions de carbone des pays colonisés, durant toute la période coloniale. C’est ce qu’a fait Carbon Brief, justifiant cette démarche par le fait que les pays colonisateurs ont orienté l’évolution industrielle carbonée ou la déforestation de ces pays, largement au bénéfice de la métropole. Leur calcul entraîne ainsi une hausse de 50 % du bilan de la France et un doublement de celui du Royaume-Uni.
Troisièmement, la baisse de 5,8 % des émissions françaises enregistrée en 2023 est particulièrement trompeuse. Si la baisse reste en soi bonne à prendre, elle est surtout conjoncturelle, ainsi que l’avait analysé Reporterre en mars : la hausse des prix, la précarité d’une part croissante de la population expliquent une moindre consommation en 2023. Celle-ci n’est donc pas pérenne, à défaut de mesures structurelles de sobriété. Au contraire, les tendances à la hausse du trafic aérien et de la vente de SUV, ces voitures lourdes très polluantes, laissent craindre le pire pour l’avenir.
3/ L’Europe a un impact marginal, tout se joue en Chine (toujours pas)
« L’Europe c’est 6 % des émissions. Comment peut-on avoir une influence sur le monde avec 6 % des émissions ? (…) C’est en Chine que ça se passe », a pour conclure asséné l’éditorialiste de France Inter.
Au-delà même de la responsabilité historique de l’Europe évoquée plus haut, cet argument est extrêmement problématique. Il est en permanence repris sur les réseaux sociaux et les plateaux de télévision par les tenants du statu quo et de l’immobilisme.
Une simple expérience de pensée permet toutefois de démontrer la nullité d’un tel argument . La Chine émettant aujourd’hui 31 % des émissions mondiales, chaque pays émettant à peine quelques pourcents pourrait se dédouaner de ses efforts au motif que « tout se joue en Chine ».
Sauf que les pays émettant moins de 2 % du total représentent à eux seuls 36 % des émissions. Et les pays émettant autant ou moins que l’Europe représentent plus de 50 % des émissions. La seule manière de résoudre l’équation climatique est donc que tous les pays agissent d’urgence : faire reposer le problème sur la Chine ne fait que gâcher un temps précieux.
Sans compter que la diplomatie internationale n’est pas un basique jeu arithmétique : l’Union européenne est le premier marché économique mondial et possède un poids diplomatique et géostratégique certain, et pourrait avoir une influence non négligeable sur le monde si elle se dotait d’une politique climatique ambitieuse.
Répéter « à quoi bon faire des efforts ? » en pointant la Chine du doigt a été dénoncé par des chercheurs comme l’une des faces délétères des discours retardant l’action climatique. Cet « à-quoi-bonisme » tend dangereusement à démobiliser et retarder l’action, alertent les chercheurs, alors qu’il faudrait faire feu de tout bois pour affronter l’urgence.
Enfin, notons que la bataille d’arguments sur les tonnes de carbone émises ici ou là est également un biais pernicieux, un « tunnel carbone » que dénoncent de plus en plus de chercheurs, qui soulignent l’importance des autres facteurs, souvent relégués aux angles morts du débat : la préservation de la biodiversité, la lutte contre la déforestation, contre l’érosion des sols et de nombreux autres facteurs sont cruciaux, dans la lutte contre le changement climatique et, plus globalement, pour maintenir les conditions d’habitabilité de la Terre.