• dim. Sep 29th, 2024

L’impossible retraite de Wikie et Keijo, dernières orques du Marineland d’Antibes


Au milieu des années 1960, un petit groupe d’humains a jugé qu’il était approprié de capturer des familles d’orques sauvages, de les enfermer dans des bassins de béton et de leur faire effectuer des acrobaties jusqu’à leur mort.

Des centaines d’orques ont été victimes de ce traitement, jusqu’à perdre tout lien avec leur milieu naturel. Leurs enfants n’ont jamais vu la couleur d’un fjord ni d’une algue. Que faire de ces cétacés devenus inadaptés à leur propre écosystème, alors que de plus en plus de pays — comme le Canada, la Finlande, et plus récemment la France — interdisent leur captivité ?

La question se pose douloureusement pour Wikie et Keijo, les deux dernières survivantes du Marineland d’Antibes (Alpes-Maritimes). Respectivement âgés de 22 et 11 ans, les deux orques ont passé leur vie dans des piscines, à faire des pirouettes et battre de la nageoire sur fond de mauvaise pop. Leur sort est aujourd’hui en suspens.

« Elles n’ont aucune des connaissances indispensables pour survivre en milieu naturel »

En vertu de la loi de novembre 2021 contre la maltraitance animale, les spectacles et la détention de cétacés seront interdits à partir du 1ᵉʳ décembre 2026 sur le territoire. Les deux orques devraient donc quitter le parc animalier dans les prochains mois. Pour aller où, en revanche, tout le monde l’ignore.

Deux options sont sur la table : celle privilégiée par le Marineland d’Antibes, selon les informations de Nice Matin, serait de vendre Wikie et Keijo pour plusieurs millions d’euros au parc Kamogawa Sea World, au Japon, où les spectacles de cétacés sont encore autorisés et les adultes reproducteurs en nombre insuffisant. Ce serait « le pire du pire de l’esclavage », selon Muriel Arnal, la présidente de l’association One Voice. « L’horreur », abonde Lamya Essemlali, de Sea Shepherd France.

Les orques du Marineland d’Antibes ont passé leur vie dans un bassin en béton à faire des acrobaties, une pratique désormais interdite.
Loïc Ventre / CC BYSA 2.0 Deed / Flickr

La deuxième serait d’envoyer les orques dans un sanctuaire, une sorte d’enclos semi-naturel délimité par un filet, placé dans un fjord ou une baie. Les relâcher directement en mer serait impossible, selon Christophe Guinet, directeur de recherche au CNRS et spécialiste de l’espèce. « Elles n’ont aucune des connaissances indispensables pour survivre en milieu naturel : elles ne connaissent pas les techniques de chasse, ni les endroits où elles ont des chances de trouver des proies. »

Dans un sanctuaire, Wikie et Keijo pourraient goûter aux joies de l’océan tout en continuant de bénéficier des soins dont leur survie dépend. « Un bassin, c’est trop monotone. Il n’y a rien pour stimuler la curiosité, poursuit le chercheur. Dans un sanctuaire, on peut espérer que l’environnement soit plus varié, et qu’elles soient moins confrontées à l’ennui. »

Un coût « colossal » et peu d’anticipation

Las ! Le gouvernement commence à peine à se pencher sur le sujet, alors que les sanctuaires mettent souvent des années à aboutir, pointe Christine Grandjean, présidente de l’association de protection des animaux marins C’est assez. « Il faut obtenir l’accord de toutes les parties prenantes du littoral, s’entendre avec les pêcheurs, prévoir les tempêtes et les marées, analyser l’eau, déterminer comment financer la nourriture des orques sur le long terme… »

« C’est à la fois souhaitable et extrêmement compliqué, abonde Pierre Robert de Latour, président de l’association Orques sans frontières. Il faut qu’il y ait des vétérinaires pas trop loin, qu’il n’y ait pas de plaisanciers, que ce soit à l’abri des tempêtes pour que les filets ne se cassent pas… »

Le financement de ces projets est aussi un défi, une orque pouvant dévorer une centaine de kilos de poissons par jour, pendant des dizaines d’années. « Le prix est colossal », insiste le comportementaliste, évoquant « plusieurs millions d’euros par an ».

Autant de chantiers auxquels il aurait été bon que les autorités s’attellent dès l’adoption de la loi interdisant la détention des cétacés, soupire Christine Grandjean. Trois ans ont passé depuis qu’elle a été votée. Le ministère de la Transition écologique n’a pourtant ouvert les candidatures aux porteurs de projets de sanctuaires qu’en mars 2024, via un appel à manifestation d’intérêt. « Il n’y a eu aucune anticipation, déplore la présidente de C’est assez. Résultat, on agit dans l’urgence. »

Le gouvernement devrait annoncer en juin s’il juge – ou non – l’un des projets qui lui ont été présentés viable. Si c’est le cas, le ministère de la Transition écologique espère pouvoir y transférer Wikie et Keijo avant 2026, et les sauver ainsi des griffes des parcs animaliers japonais.

Un site contaminé à l’arsenic ?

Mais l’élection dudit sanctuaire pourrait faire des remous. L’un des principaux candidats, le Whale Sanctuary Project, situé dans la baie de Port Hilford, au sud de la province canadienne de la Nouvelle-Écosse, est au cœur d’une vaste polémique.

Lancé en 2015 par la neuroscientifique Lori Marino – connue pour son implication dans le documentaire Blackfish, sorti en 2013 – et l’entrepreneur Charles Vinick, ce projet de sanctuaires pour cétacés est notamment soutenu par l’éthologue star Jane Goodall. Problème : le site choisi par l’ONG – après des années de recherches – se trouve au beau milieu d’anciennes mines d’or polluées au mercure et à l’arsenic, pointe le média La Relève et La Peste dans un récent article. Au point que le gouvernement canadien y a interdit, en 2019, la pêche aux mollusques bivalves (huîtres, couteaux, pétoncles, moules…)

Selon les informations de Reporterre, le conseil scientifique de l’ONG n’aurait été mis au courant de ce problème qu’après la publication, en 2021, d’un rapport accablant de Marineland Canada, jugeant le site « inacceptable » pour l’accueil de cétacés.

« Le gros problème de ce sanctuaire, c’est son manque de transparence »

Contactée par Reporterre, la porteuse du projet, Lori Marino se veut rassurante. Des évaluations environnementales ont été menées depuis la parution de ce document, nous explique-t-elle. La colonne d’eau a été jugée « absolument propre » ; de l’arsenic a en revanche été retrouvé dans une partie des sols submergés et dans des crabes communs, à des taux supérieurs aux normes de consommation humaine.

Lori Marino dit avoir consulté des toxicologues à ce sujet. « À ce stade, personne n’a exprimé d’inquiétudes particulières », promet-elle, assurant que l’ONG « n’amèner[ait] jamais de cétacés sur le site s’il n’était pas sûr ». Malgré les relances de Reporterre, la neuroscientifique a refusé de communiquer les résultats précis de ces analyses environnementales, arguant qu’ils seraient rendus publics après avoir été analysés par des experts, « dans quelques semaines ». Sept semaines après cet entretien conduit mi-avril, toujours aucune nouvelle.

« Le gros problème de ce sanctuaire, c’est son manque de transparence », s’agace Philip Demers, l’une des principales figures du mouvement de libération des cétacés captifs au Canada. L’activiste a été parmi les premiers soutiens du projet, allant jusqu’à lever 6000 dollars canadiens [4048 euros] auprès de ses proches, à l’occasion d’un anniversaire, pour l’aider à aboutir. Il en est aujourd’hui l’un des principaux opposants.

Phil Demers s’est rendu sur place en 2023. Il y a acquis la conviction que le projet « n’aboutirait jamais ». Au-delà des problèmes de pollution minière, « les tempêtes qui frappent cette baie sont d’une force délirante, raconte-t-il. J’y étais à marée basse : il n’y a plus aucune profondeur, on peut presque marcher d’un bout à l’autre. » L’endroit est par ailleurs très isolé, signale-t-il. « Pour faire des travaux, ils vont devoir refaire la route », à un prix « astronomique ».

Interrogée par Reporterre à ce sujet, Lori Marino estime le coût de la construction du sanctuaire à environ 15 millions de dollars canadiens [10 millions d’euros], auxquels devront s’ajouter, chaque année, 1 à 2 millions de dollars canadiens [entre 670 000 et 1,35 million d’euros] pour son fonctionnement.

Seule la moitié des fonds nécessaires ont jusqu’à présent été récoltés. Ce qui n’a pas empêché Charles Vinick et Lori Marino de se verser, en 2022, des salaires de respectivement 126 000 et 72 000 dollars américains [115 000 et 66 000 euros], selon les données de la plateforme d’investigation états-unienne ProPublica. « Pour un projet qui n’a jamais abouti, qui n’a jamais accueilli aucun cétacé, c’est indécent », juge Lamya Essemlali.

Eaux gelées, transport risqué…

Autre motif d’inquiétude : la neige et le froid, qui terrassent la Nouvelle-Écosse pendant une large partie de l’année. De novembre à avril, les températures y passent régulièrement sous la barre des 0 °C. Pour Wikie et Keijo, qui ont vécu pendant des années sous un climat méditerranéen, le contraste pourrait être violent. Les deux orques — dont la santé a été fragilisée par des années de captivité — pourraient souffrir d’engelures, craint un éminent scientifique requérant l’anonymat.

Les orques ayant passé leur vie en captivité ne survivraient pas par elles-mêmes dans l’océan.
CC0/ Pxhere

Lori Marino brandit, en guise de contre-argument, l’héritage génétique islandais des deux cétacés. « On peut les acclimater », assure-t-elle, sans donner plus de précisions sur la marche à suivre. Selon l’expert sollicité par Reporterre, une telle adaptation nécessiterait de refroidir progressivement le bassin des deux cétacés pendant « trois ou quatre ans », sans garantie de succès. Un délai impossible à tenir en respectant le calendrier des autorités.

Se pose également la question du voyage. Les cétacés sont généralement transportés en avion-cargo, dans des sortes de hamacs semi-immergés, décrit Christine Grandjean. Pour éviter la déshydratation, leur peau doit régulièrement être recouverte de pommade. « C’est stressant, et toujours très risqué. »

« Si elles restent là, elles vont mourir »

Pour toutes ces raisons, et « tant qu’il n’y a pas d’alternative convenable en mer », la présidente de l’association C’est assez dit préférer que les orques restent là où elles sont, « avec une surveillance accrue, de meilleurs soins, et une amélioration des bassins ». Une position aux antipodes de celle de One Voice, qui soutenait jusqu’à présent le projet de sanctuaire canadien.

« L’important, explique à Reporterre la présidente de l’association, Muriel Arnal, c’est que Wikie et Keijo sortent le plus vite possible du Marineland d’Antibes. Elles sont très malades. Si elles restent là, elles vont mourir. »

Sea Shepherd France propose une troisième voie : en avril dernier, l’association a annoncé avoir déposé auprès du ministère de la Transition écologique un projet de sanctuaire en France, au large de Brest. « Si on se retrousse les manches, c’est jouable en un an, voire un an et demi », espère sa présidente, Lamya Essemlali.

Utopique ? « Ça vaut vraiment le coup d’y travailler, plutôt que de disqualifier cette option tout de suite et de les envoyer dans des eaux gelées à l’autre bout du monde », rétorque la militante. « En mettant assez d’argent, on peut faire à peu près tout, soutient un expert des cétacés, sous couvert d’anonymat. Je pense que c’est tout à fait faisable, mais il faut que le gouvernement français facilite les choses. »

Wikie et Keijo auront-elles seulement le temps de voir aboutir l’un ou l’autre des sanctuaires ? Leurs voisines de bassin, Moana et Inouk, sont déjà décédées de manière très précoce au cours des derniers mois – l’une d’une septicémie, l’autre après avoir ingéré un bout de métal. Leurs survivantes succomberont-elles aussi avant de connaître la liberté ?





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