• ven. Sep 20th, 2024

« Il faut développer une Europe des rivières plutôt qu’une Europe de l’économie »


Loin de l’ambiance fascisante, une autre Europe est possible, chatoyante et pleine de vie. Pour y arriver, nous devons ériger la « réhabitation » et « l’hospitalité » en priorités politiques, plaide Agnès Sinaï, et opposer à l’Europe des États-nations une Europe des rivières, des bocages et des bassins-versants.

Agnès Sinaï est journaliste et essayiste, autrice du livre Réhabiter le monde — Pour une politique des biorégions (Seuil, collection « Anthropocène », 2023). Elle est également directrice de l’Institut Momentum et enseignante à Sciences Po sur les politiques de la décroissance.



Reporterre — Un manque de souffle semble frapper la campagne des européennes. Les enjeux écologiques sont marginalisés, les listes à gauche sont désunies, l’extrême droite se taille la première place… Quel regard portez-vous sur ces élections ?

Agnès Sinaï — Alors que ces élections européennes sont une tribune pour l’écologie politique, elle ne réussit pas cette fois-ci à émerger. Ce n’est pas tant la faute des Verts que celle du contexte général. Une partie de l’opinion se cristallise autour de l’accès à la consommation et le rejet de l’étranger. Partout, les écologistes affrontent un terrible backlash [un retour de bâton]. La démesure consumériste et l’industrialisation des marchés agricoles se reflètent dans l’égoïsme des États-nations. Elles tiennent lieu d’idéologie au détriment des équilibres écologiques et de l’esprit de cosmopolitisme qui a pu alimenter une partie du projet fondateur de l’Europe, qui est aussi un projet de paix.

Qu’est-ce que l’on pourrait imaginer ?

Il faudrait développer des contre-modèles à cette Europe productiviste, réinventer ses récits fondateurs, ne pas la limiter à un espace de libre-échange ou à une échelle bureaucratique, en ouvrant les possibles. Au fond, nous devons apprendre à réhabiter l’Europe. Je crois que l’approche biorégionale peut nous y aider. Cette pensée se diffuse, elle est portée par des chercheurs, des citoyens, des collectifs, des écologues qui tentent d’instaurer une nouvelle relation de soin à la Terre, une nouvelle sensibilité au vivant. Il faudrait imaginer une Europe accueillante, une Europe des rivières, des cours d’eau, des bocages et des forêts plutôt qu’une Europe de l’économie, une Europe des États-nations.

« À l’identité figée que certains défendent, l’eau répond par le mouvement »

Il y a une bataille idéologique à mener pour créer de nouvelles façons de se rattacher au territoire européen, pour se sentir relié à ses écosystèmes et à ses bassins-versants, recréer un lien physique avec ses paysages. Pour « vivre in situ », comme le disait Peter Berg [un militant écologiste étasunien qui a popularisé le concept de biorégion dans les années 1980]. « Devenir natif d’un lieu, c’est prendre conscience des relations écologiques qui traversent ce territoire », écrivait-il. Nous devons l’arpenter, en dessiner les équilibres, les dépendances et les continuités pour ne plus être de simples résidents qui ne savent même plus d’où la lumière, l’eau ou les aliments proviennent. De quoi est-on fait ? Sur quel sol a-t-on pied ? Quelles sont les mémoires enfouies des terres et des villes ? Voici les questions que nous devons apprendre à nous poser.

« L’eau se défie des barrières administratives, elle coule de l’amont à l’aval, des montagnes aux littoraux et relie toutes les formes de vie. »
Flickr / CC BYSA 2.0 Deed / Chris Sammis

Le biorégionalisme pourrait inspirer à l’Europe une vision revisitée d’elle-même. Une Europe qui ne serait pas crispée sur ses frontières mais qui se concevrait comme un ensemble de systèmes humains enchâssés dans des écosystèmes, dans des ressources qu’il faudrait préserver, cartographier et mettre en valeur. C’est à partir de la question de l’eau que de nouveaux récits pourront surgir. À partir des torrents, des sources, des embâcles et des deltas. Ce sont les veines de la Terre qui irriguent nos vies. Nous sommes tous rattachés à un fleuve, nous sommes tous les riverains d’une rivière dont nous dépendons et dont nous buvons l’eau.

La question de l’eau vous paraît essentielle ?

Tout à fait. D’ailleurs, si on prend le sujet très concrètement, d’un point de vue géographique, l’Europe n’est pas juste un conglomérat d’États-nations plus ou moins fascisants, c’est d’abord et avant tout un ensemble de liens hydrographiques transfrontières, un ensemble de bassins-versants interdépendants. À l’identité figée que certains défendent, à la nostalgie d’un lieu stable, l’eau répond par le mouvement. Elle se défie des barrières administratives, elle coule de l’amont à l’aval, des montagnes aux littoraux et relie toutes les formes de vie.

Le productivisme et la métropolisation ont interrompu cette vision des continuités qui nous unissent au monde naturel. Mais il ne tient qu’à nous de réinventer une Europe vivante et terrestre en s’inspirant de ces flux. Nous devons remettre l’eau au cœur de l’organisation politique des territoires et au cœur de nos attachements.

Ce serait quoi une Europe des bassins-versants ? À quoi ressemblerait une Europe biorégionale ?

Ce serait d’abord un changement culturel profond, une réforme autant politique qu’existentielle, dans notre rapport aux lieux, aux territoires et aux êtres qui les composent. Une biorégion, selon l’essayiste américain Kirkpatrick Sale, est « un lieu défini non par les diktats humains mais par les formes de vie, la topographie, le biotope ; une région gouvernée non par la législature mais par la nature ». À l’intérieur de celle-ci, les êtres humains s’engageraient dans une démarche d’ancrage et d’autonomie. Ils chercheraient à restaurer des liens d’appartenance et de coexistence et y développeraient des formes de démocratie directe.

Janvier 2024, à la zad de la Crem’arbre contre l’A69 dans le Tarn.
© Emmanuel Clévenot / Reporterre

Ces expériences existent déjà en germe sur le terrain : dans les marges, sur les zad, au sein des foncières, des coopératives, chez des syndicats d’habitants, dans des communes rurales ou les listes électorales citoyennes et participatives. Bref, dans une multitude d’initiatives qui prennent à bras-le-corps la question de la « réhabitation » et de l’hospitalité.

Cette question de l’hospitalité est d’ailleurs primordiale. Nous ne pouvons plus vivre insouciants au milieu d’une hécatombe, et nous vivons d’ores et déjà dans un monde « liquide » où les identités sont multiples et précaires et les ancrages bouleversés. Alors que le réchauffement climatique s’accélère, nous sommes tous menacés de déracinement, c’est-à-dire de perte de ce qui nous est familier. Tous des réfugiés en puissance.

« Nous ne pouvons plus vivre insouciants au milieu d’une hécatombe »

La biorégion n’est pas un lieu clos sur elle-même, elle renoue avec le cosmopolitisme européen d’Emmanuel Kant qui enjoint à l’hospitalité, au droit de ne pas être considéré comme un ennemi, une manière d’être attaché au monde, propriété de l’humanité, sol commun, tout autant qu’à un lieu. L’important n’est pas d’être né quelque part mais de se sentir appartenir à une région singulière qui est une partie du monde commun, ou de pouvoir y trouver refuge.
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La région est-elle la bonne échelle pour déployer cette alternative écologique ?

Comme le souligne Kirkpatrick Sale, « ce n’est pas à la conscience écologique trop peu partagée de fonder la bonne échelle, c’est la bonne échelle qui va développer la conscience écologique ». L’espace régional a toujours été perçu par les écologistes comme le lieu idoine pour développer leurs pensées et leurs pratiques. C’est une échelle pertinente pour prendre conscience de l’impact de son mode de vie et de ses dépendances, pour relocaliser l’économie, pour réorganiser les rapports ville campagne. C’est un territoire qui a aussi sa propre singularité écologique et paysagère, et qui va s’enchâsser avec d’autres espaces et espèces pour constituer une mosaïque de biorégions bocagères et fluviales. C’est une échelle qui nécessite aussi des interdépendances et qui peut être un pied de nez à la culture nationaliste.


Vous croyez que cette idée de biorégion fait plus rêver qu’un Green deal ?

[Rires]. Au moins, ça parle de quelque chose de physique. On n’est pas là pour vendre des voitures électriques ou des smart grids [réseaux de distribution d’électricité] mais pour parler de géographie, de milieux, de vivants, d’animaux, d’eau et de l’air que l’on respire. Le Green deal [ou Pacte vert] reste dans le langage de l’économie, il est abstrait, il part de nulle part, il contribue à nourrir une vision désincarnée de l’écologie. L’écologie des biorégions part du bas, des besoins et des liens, en alliance avec les autres qu’humains. Je préfère imaginer une Europe qui réintroduit les castors qu’une Europe qui se couvre de voitures électriques !

« Je préfère une Europe des castors plutôt qu’une Europe des voitures électriques »


Comment concilier cette alternative enthousiasmante avec le monde tel qu’il est ? La guerre aux portes de l’Europe, le fascisme qui monte ?

Je crois justement que c’est dans ce type de contexte qu’il est urgent de mobiliser des utopies concrètes et de libérer l’avenir. Comment confiner la violence des sociétés humaines, quels modes de vie seraient propices à maintenir la paix et désarmer l’avidité, quelles institutions réinventer pour garantir la vie bonne des humains, des milieux et de l’ensemble du vivant ? Il faudrait sans doute une psychanalyse collective pour comprendre ces formes d’avidité frustrée et de colère véhiculées par la société de consommation, ce désir de conquête et cette nostalgie d’un passé fantasmé.

Si la régression politique guette une partie de l’Europe, le biorégionalisme peut inspirer une forme de guérison pour nous apprendre à vivre dans un territoire blessé, à inventer des sociétés post-consuméristes selon des valeurs d’entraide, de proximité et de réparation qui pourraient nous réconcilier avec nous-mêmes.


Réhabiter le monde — Pour une politique des biorégions, d’Agnès Sinaï, aux éditions Seuil, octobre 2023, 320 p., 22 euros.



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