Nonna Mayer est directrice de recherche émérite au CNRS, rattachée au Centre d’études européennes et de politique comparée de Sciences Po.
Reporterre — Comment expliquez-vous la montée de l’extrême droite en Europe et sa progression probable au Parlement européen ?
Nonna Mayer — La dynamique de l’extrême droite n’est pas nouvelle. Elle était déjà très forte en 2014 et 2019, lors des précédentes élections européennes. L’émergence et le succès électoral des droites radicales populistes a des racines anciennes, fondées sur un rejet de la mondialisation économique, culturelle et politique. C’est, au fond, une réaction contre la « dénationalisation », dont l’intégration européenne est le visage le plus proche. En France, affichant une défiance générale vis-à-vis du processus européen, le Front national de Jean-Marie Le Pen faisait déjà campagne pour le « non » au référendum sur le traité de Maastricht de 1992, qui a institué la citoyenneté européenne et la libre circulation.
À l’image du Front national, les partis d’extrême droite se présentent aux électeurs comme les seuls à défendre « les perdants de la mondialisation ». Ceux qui ont peur de perdre leurs emplois, ceux qui craignent l’effacement de l’identité culturelle et religieuse de leur pays, ceux qui croient que l’immigration et l’ouverture des frontières sont des dangers. C’est une vision xénophobe, qui appelle au repli sur nos frontières et sur un passé idéalisé. Et ce mouvement de renationalisation s’exprime d’une même voix à travers toute l’Europe.
Plus récemment, la montée de ces droites a été favorisée par la récession économique de 2008, la « crise » — entre guillemets — des réfugiés en 2015, les attentats… Si l’on prend le cas français, on peut ajouter le rejet du macronisme et la montée de la défiance politique, qui nourrissent les votes en faveur des candidats du Rassemblement national.
Ce sont des facteurs de long et court termes qui expliquent, aujourd’hui, la poussée de ces droites crispées contre l’immigration, la libération croissante des mœurs, les droits des femmes, la « théorie du genre », le « wokisme », les réglementations environnementales. Avec toutefois des nuances en fonction des partis et des pays.
Que pourrait changer une extrême droite renforcée par les élections européennes ? Sa présence massive serait-elle en mesure d’anéantir toute progression écologique et sociale ?
La progression massive de l’extrême droite n’est pas garantie ! D’après les sondages, le succès électoral de l’extrême droite promet, il est vrai, d’être net : dans un tiers des vingt-sept pays de l’Union européenne, les droites radicales, populistes et autoritaires arriveraient en tête. Dans un second tiers, elles arriveraient en seconde position.
Il faut pourtant se méfier des sondages : en France, ils se sont joliment plantés lors des élections régionales de 2021, les scores du Rassemblement national ont été largement surestimés. Nous n’avons pas encore la certitude que ces intentions de vote vont se concrétiser dans les urnes. D’autant qu’en France, les électrices et électeurs les plus enclins à s’abstenir sont aussi ceux chez qui le parti de Marine Le Pen trouve ses meilleurs soutiens : les catégories populaires socialement et culturellement défavorisées, et les jeunes.
Et puis, même si les partis d’extrême droite réalisaient d’excellents scores le 9 juin, ils ne forment pas un front homogène au niveau européen. Certains se détestent même cordialement. Certes, la dimension autoritaire, anti-immigrés et anti-Europe les rassemble, mais sur le plan des mœurs, des politiques économiques, de la politique étrangère, ils peuvent être aux antipodes.
« Le Pacte vert est leur cœur de cible, il est vu comme une batterie de contraintes supplémentaires »
Dans la Hongrie de Viktor Orbán ou l’Italie de Giorgia Meloni, ces droites tiennent une ligne de conservatisme moral, tandis qu’en France, une majorité des élus du Rassemblement national a voté pour l’inscription dans la Constitution de la liberté pour les femmes d’avorter. Marine Le Pen se présente officiellement comme sensible à la cause des femmes et « gay-friendly » [le fait d’être tolérant envers les personnes homosexuelles]. Sur le plan international, certaines de ces droites sont prorusses, d’autres sont viscéralement antirusses. Par exemple, Giorgia Meloni est beaucoup plus atlantiste que Marine Le Pen qui a, on s’en souvient, emprunté de l’argent en Russie pour financer ses campagnes présidentielles.
Ces droites radicales peinent à faire un front commun et à unir leurs forces. Au Parlement européen, elles sont pour l’heure éclatées en deux groupes : d’un côté Identité et Démocratie (ID) avec le Rassemblement national, les Italiens de La Ligue du Nord et jusqu’à peu les Allemands de l’AFD ; et de l’autre les Conservateurs et Réformistes européens (ECR) avec les Frères d’Italie de Giorgia Meloni, les Polonais Droit et Justice, ou Reconquête.
Bien plus inquiétantes me semblent les alliances qui peuvent se dessiner au coup par coup avec la droite classique et notamment le Parti populaire européen (PPE), le groupe qui compte le plus d’eurodéputés au Parlement. La présidente de la Commission Ursula von der Leyen semble bien s’entendre avec Giorgia Meloni. Est-ce que ces liens préfigurent une stratégie d’entente ? Si oui, c’est là que se trouve la principale force de nuisance des droites radicales. C’est en devenant des alliées incontournables pour la droite plus modérée qu’elles peuvent peser et s’arranger pour restreindre l’immigration ou affaiblir le Pacte vert.
La droite et l’extrême droite sont déjà alliées depuis des mois pour faire capoter ou vider de leur substance les textes du Pacte vert. L’opposition aux avancées écologiques semble déjà représenter un point d’accord entre elles…
C’est indéniable : l’extrême droite et la droite en ont après le Pacte vert. Une bonne partie des droites radicales ne défend plus la sortie de l’UE. Elles appellent à une Europe des patries. Par conséquent, elles cherchent à détricoter toutes les réglementations européennes, assimilées à des tracasseries bureaucratiques, pour rendre leur souveraineté aux nations. Le Pacte vert est leur cœur de cible, il est vu comme une batterie de contraintes supplémentaires. Ce discours a beaucoup porté lors des manifestations des agriculteurs.
Alors oui, c’est certain : il y aura des attaques sur le Pacte vert. De là à le liquider ? C’est possible, mais ça dépendra du score de l’extrême droite et de sa capacité à s’allier avec la droite, voire le centre, après les élections. C’est à surveiller de très près.
Pourquoi les autres partis, notamment écologistes et de gauche, ne parviennent-ils pas à contrer la montée de l’extrême droite ?
En France, les partis de gouvernement, le Parti socialiste à gauche et Les Républicains à droite, ont été laminés ces dernières années. Les scores réunis de leurs deux candidates atteignaient tout juste 6,5 % à la dernière élection présidentielle. Les électrices et électeurs ont le sentiment de les « avoir déjà essayés ». Ils ne sont plus crédibles. Puis Emmanuel Macron a déçu à son tour. Les Écologistes, eux, sont associés à cette gauche. Pendant ce temps, Marine Le Pen a réussi son entreprise de légitimation. C’est encore plus visible lors de cette campagne, puisque Jordan Bardella a le grand atout de ne pas s’appeler Le Pen.
En réduisant le débat politique à un affrontement entre lui et le RN, Emmanuel Macron lui offre un énorme avantage. Il donne à Marine Le Pen et à son parti une importance qu’ils n’ont pas. Et même si Jordan Bardella fait le score de 32 % que lui prédisent les sondages, il est à relativiser puisque plus de la moitié du corps électoral pourrait ne pas voter. La pire manière de se battre contre ces partis, c’est de polariser le débat politique sur eux, sur leurs thèmes de prédilection. Ça ne sauvera pas la majorité présidentielle, ça ne fera pas progresser la lutte contre le réchauffement climatique ou l’intégration des immigrés.