• mer. Oct 2nd, 2024

Les Marocaines dépossédées du marché de l’huile d’argan par une multinationale française


Région d’Agadir (Maroc), reportage

« C’est la chasse ! La chasse économique ! » s’exclame Saïd [1] dans un grand éclat de rire, pour ne pas en pleurer. Chef d’une entreprise marocaine d’extraction d’huile d’argan, l’homme a requis l’anonymat pour pouvoir parler librement de la concurrence. Produit traditionnel au Maroc, découvert en France et dans le reste du monde durant les années 1990 pour ses vertus curatrices et cosmétiques, l’huile d’argan fait, depuis, la bonne fortune des marques de cosmétiques européennes et étasuniennes.

La réputation de l’huile, à l’étranger comme au Maroc, est intimement liée à l’image romantique des coopératives où des femmes, assises sur des tapis, meulent à la main les amandons d’argan avec des moulins en pierre, au son d’envoûtants chants traditionnels. Loin de ces clichés, c’est aujourd’hui une multinationale française, Olvea, qui détient près de 70 % du marché, tandis que les 621 coopératives du secteur se vident inexorablement.

© Louise Allain / Reporterre

Entre 2008 et 2013, les parts de marché du secteur coopératif et du secteur privé se sont inversées, selon Lucie Polline, autrice d’un mémoire de mission professionnelle, à SupAgro Montpellier, en 2018. « Les coopératives de production d’huile ont maintenu leur volume d’huile de l’ordre de 240 tonnes, ce qui représentait 80 % des exportations en 2008, mais seulement 18 % en 2018 [les dernières données disponibles]. Le secteur privé est devenu dominant, principalement avec l’arrivée d’un acteur international, concomitante avec l’augmentation des volumes », détaille-elle. Cet acteur dominant, c’est Olvea.

Les exportations plafonnent

La part de marché croissante des industriels, dont le groupe français, n’a longtemps posé que peu de difficultés dans un marché en croissance, mais, en 2015, la courbe s’est infléchie. Depuis, les exportations plafonnent : 1 202 tonnes ont été exportées en 2021, selon l’Agence nationale pour le développement des zones oasiennes et de l’arganier, contre 1 348 tonnes en 2019. Les limites de la forêt — près de 800 000 hectares entre Essaouira et Agadir, sur la côte atlantique du Maroc — ont-elles été atteintes ?

Au-dessus d’Agadir, l’arganeraie, encore intacte, seulement éprouvée par la sécheresse, s’étend sur les collines de bord de mer.
© Julie Chaudier / Reporterre

Gaulage, surpâturage, cultures intensives au milieu de l’arganeraie, réduisent chaque jour un peu plus ses capacités. Et la sécheresse accrue qui accompagne le réchauffement climatique ne laisse aucun répit aux arbres. Elle prive également de pâturage les troupeaux de dromadaires qui circulent habituellement plus au sud. Leurs bergers les guident alors vers l’arganeraie, où ils font de terribles dégâts en arrachant les branches de leurs puissantes mâchoires.

La chaleur a aussi favorisé les cultures intensives de fruits et légumes. Les serres immenses et les champs clôturés percent de toute part l’arganeraie dans la région d’Agadir et abaissent le niveau des nappes phréatiques, poussant les arganiers à aller chercher l’eau toujours plus profondément.

Les arganiers sont nombreux à mourir à cause de la sécheresse exceptionnelle de ces dernières années. Au sol, les tuyaux noirs témoignent de l’activité agricole intensive qui dégrade également la forêt dans la région d’Agadir.
© Julie Chaudier / Reporterre

Dans ce paysage, les différents producteurs d’huile d’argan se disputent une ressource structurellement limitée et de plus en plus rare : les fruits de l’arganier. « À la suite de la croissance exponentielle du marché international de l’huile d’argan, les femmes sont de plus en plus confrontées à de nouveaux acteurs qui collectent la ressource et se coordonnent avec les entreprises nationales ou internationales », détaille Bernadette Montanari, ethnobotaniste au Centre pour la recherche en anthropologie de l’université de Lisbonne, dans un article paru dans le magazine scientifique Human Ecology en novembre 2023.

« Les femmes ont perdu la bataille du contrôle de la ressource »

Dans cette dégradation des conditions de production, le Covid-19 a marqué un basculement. « Depuis, les forêts d’arganiers de la région sont occupées par des cueilleurs illégaux : les femmes sont de plus en plus agressées lorsqu’elles se rendent en forêt. Face à ce nouveau réseau d’intermédiaires, elles ont perdu la bataille du contrôle de la ressource à la source », ajoute Bernadette Montanari.

En 2020, « lors du confinement, tout le monde a arrêté de travailler. Quand nous sommes sorties, il n’y avait plus d’affiyach [fruits d’arganiers] dans la forêt. On ne sait pas qui est venu ramasser tous les fruits sans respecter la levée de l’agdal [repos biologique], qui est fixé par les autorités locales et qui détermine le début de la récolte », raconte Jamila Idbourrous, directrice de l’Union des coopératives des femmes de l’arganeraie (UFCA).

Si les fruits ont disparu de la forêt en 2020, il en restait tout de même dans les souks, les marchés locaux hebdomadaires de la région. « Mais après le confinement, leur prix au kilo a plus que triplé. Les femmes des coopératives n’avaient pas travaillé pendant quatre mois et n’avaient aucune trésorerie. Elles ne pouvaient pas acheter des fruits aussi chers, alors elles ont perdu leurs clients », explique, très en colère, Zoubida Charrouf. Professeure au département de chimie de l’Université Mohammed-V de Rabat, elle a été à l’origine de l’identification scientifique des vertus de l’huile d’argan et de la création des toutes premières coopératives de femmes dans les années 1990.

« Dans cette crise, nous avons réussi à garder un client sur trois »

Depuis, les prix n’ont pas baissé, les fruits restant toujours aussi rares du fait des nouvelles conditions bioclimatiques et, quand il y en a, les cueilleurs illégaux ou les hommes des villages, les ramassent à la place des femmes. Des dizaines de coopératives féminines d’argan ont donc fermé, les autres survivent dans l’espoir de jours meilleurs.

« L’UFCA compte dix-huit coopératives de douze à quatre-vingt-sept femmes chacune. Neuf ont arrêté leur activité faute de matière première. Dans cette crise, nous avons réussi à garder un client sur trois », détaille Jamila Idbourrous.

Dans une coopérative d’huile d’argan d’Ameskroud, bidons et fioles témoignent des heures fastes de l’activité. Aujourd’hui, ils sont tous vides.
© Julie Chaudier / Reporterre

Entre Taroudant et Ameskroud, à une quarantaine de kilomètres à l’est d’Agadir, dans les locaux de la coopérative Igbar, quatre femmes âgées, assises sur des tapis sont en train d’enlever la pulpe séchée des fruits d’arganiers avec des pierres. « Nous allons produire 10 litres pour deux clients à l’étranger », explique Fatima El Mehni, présidente de la coopérative. Aujourd’hui, l’espace de stockage est vide.

« Avant, on produisait 3 000 litres par mois ; aujourd’hui, moins de 50 litres. Il y a si peu de travail que l’on organise un système de tour de rôle pour le concassage : on appelle quatre femmes, puis quatre autres, sur les cinquante-quatre membres que compte la coopérative », raconte sa présidente.

Coopératives devenues sous-traitantes

Toutefois, dans la région de Sidi Ifni et de Guelmim, au sud d’Agadir, des coopératives dédiées uniquement au concassage ont été créées en nombre ces derniers temps, preuve que l’activité perdure, mais qu’elle est passée un peu plus entre les mains des grands industriels. Ces derniers sous-traitent depuis longtemps le concassage des noix d’argan, seule étape de la production à échapper encore à la mécanisation.

Certaines coopératives acceptent 30 dirhams (3 euros) pour concasser un kilo de fruits d’arganiers quand des femmes isolées reçoivent entre 10 et 30 dirhams (1 à 3 euros) pour le même travail, soit une demi-journée d’une gestuelle aussi belle que répétitive. Sauf que, « aujourd’hui, toutes les coopératives ont des contrats avec Les Domaines, Top Agri, Olvea…, dit Rachida [2], présidente d’une autre coopérative dans la région d’Ameskroud. Nous sommes devenues des coopératives de services. On nous emmène les fruits et nous ne faisons plus que le concassage pour Olvea. »

Cette femme d’une quarantaine d’années a tout misé sur sa coopérative, lancée au plus fort du succès de l’argan, en 2012. Elle déambule aujourd’hui en larmes dans le petit ryad qu’elle a fait construire pour l’abriter. Il est désormais vide.


Olvea : de l’huile de poisson à l’huile d’argan

Fondée en 1929, à Fécamp (Seine-Maritime), la multinationale française Olvea s’est d’abord développée grâce à la pêche à la morue au large de Terre-Neuve et du Groenland, en faisant de l’huile de poisson. En 2005, elle a ouvert une première filiale à Agadir, dont les eaux sont riches en sardines. Deux ans plus tard, à la suite de l’arrivée dans le groupe familial de Caroline Mayaud-Daudruy, arrière-petite-fille du fondateur, une unité d’extraction d’huile d’argan, Marogania, a été construite sur le site de l’usine d’Agadir. L’ensemble se nomme aujourd’hui Olvea Morocco.



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