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Les anti-complotistes et autres zététiciens patentés l’ignorent sûrement, ou feignent de l’ignorer, mais c’est pourtant un classique des conflits armés : utiliser un prétexte ou «incident» fabriqué de toutes pièces afin de manipuler les opinions publiques, tant chez soi qu’à l’international, et déclencher de la sorte l’invasion du pays qu’on a placé dans son viseur. Les incidents dits «du golfe du Tonkin», le 2 et le 4 août 1964, sont l’exemple-type de ces complots spécifiques, souvent anecdotiques en soi, mais dont les conséquences sont ravageuses.
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Cet article reprend l’entrée no 26 de l’essai Index obscurus : deux siècles et demi de complots 1788-2022, publié aux éditions JC Godefroy en janvier 2024. Ce livre s’attache à démontrer combien l’utilisation péjorative du terme «complotiste» n’a pas de sens : les complots, très souvent par le biais d’attentats sous fausse bannière, pullulent dans l’histoire humaine, et particulièrement dans l’histoire occidentale moderne.
Le Vietnam, dont la fondation remonterait au troisième millénaire av. J.-C., a alterné les périodes d’indépendance et les périodes de soumission. Fort logiquement, c’est son puissant voisin chinois qui y exerça la plus longue domination. Pendant plus d’un millénaire, entre 258 av. J.-C. et 932 ap. J.-C., le Vietnam est ainsi considéré comme un protectorat de l’empire du Milieu. Il porte alors le nom de «Annam», le «Sud pacifié». Devenu par la suite un royaume autonome, le Vietnam s’étend peu à peu vers le sud jusqu’à atteindre sa taille actuelle au XVIIIe siècle. Si la dynastie N’Guyen parvient en 1802 à s’imposer avec l’aide de la France contre ses rivaux les seigneurs Trinh, c’est également sous son règne que le Vietnam passe sous domination française, jusqu’à former en 1887, avec le Cambodge et le Laos, l’Indochine française. Durant la Seconde Guerre mondiale, le pouvoir se partage entre la force occupante japonaise et le gouverneur général Jean Decoux désigné par la France de Vichy. À la suite de la déclaration de reddition du Japon par l’empereur Hirohito le 15 août 1945, le Viet Minh – organisation nationaliste dominée par le Parti communiste indochinois et dirigée par Ho Chi Minh – prend le pas sur l’armée japonaise encore sur place et déclare le 2 septembre l’indépendance du Vietnam. Mais lorsque les troupes japonaises sont évacuées, les troupes françaises du général Leclerc reprennent le contrôle de l’Indochine.
Les accords Hô-Sainteny du 6 mars 1946 apaiseront un temps les relations entre le Viet Minh et le pouvoir colonial français, mais la conférence de Fontainebleau est un échec : tandis que les Français, en échange de la reconnaissance du Vietnam comme État à part entière, veulent conserver à la Cochinchine un statut spécifique dans le cadre d’une fédération indochinoise sous domination française, Ho Chi Minh refuse que cette province soit détachée du Tonkin et du Annam. La bataille de Hanoï, qui débute le 19 décembre 1946, signe le divorce entre les deux camps et le début de la guerre d’Indochine. Bâtiments et ressortissants français sont visés. Matériellement inférieur, le Viet Minh est défait et contraint de rejoindre la clandestinité. L’opération «Léa» lancée en septembre 1947 permet à la France de s’emparer d’un certain nombre de camps rebelles.
La victoire de Mao Tsé-toung et des communistes en Chine, à la fin de l’année 1949, va néanmoins renverser le rapport de force. Les armes de même que les conseillers militaires vont désormais affluer depuis la Chine et permettre au Viet Minh de devenir une véritable armée. L’évacuation de Cao Bang par les soldats français tourne à la débandade lors de la bataille de la RC4, une route stratégique au nord du Tonkin qui longe la frontière chinoise. La bataille de Diên Biên Phu est l’ultime acte de la guerre d’Indochine. C’est une victoire éclatante pour les forces du Viet Minh qui encerclent les forces françaises et obtiennent leur reddition le 7 mai 1954. C’est au cours d’une conférence évoquant cette bataille que le président américain Eisenhower exposera sa fameuse «théorie des dominos» : après la Chine et la Corée, le Vietnam – en devenant communiste – risquerait d’entraîner toute l’Asie du Sud-Est dans son sillage. Cette déclaration s’inscrit dans la lignée de la stratégie d’endiguement (containment) énoncée par le président précédent Harry Truman et visant prétendument à empêcher que l’URSS étende son influence dans le monde.
À la suite des accords de Genève du 20 juillet 1954, les Français évacuent le nord du Vietnam et le pays fait l’objet d’une partition le long du 17e parallèle. Ce sont dès lors les États-Unis qui vont prendre le relais au Vietnam afin d’empêcher que la zone sud ne tombe aux mains du Viet Minh communiste. Un Front national de libération du Sud Vietnam, ou Vietcong, est fondé par Hanoï : il vise la fin du régime autoritaire de Ngo Din Diem, soutenu par les Américains, et la réunification du pays. La guerre du Vietnam, opposant le Nord communiste au Sud pro-américain, est lancée. Malgré l’installation de bases américaines et l’envoi de milliers de conseillers militaires, la situation est très précaire. Le gouvernement autoritaire de Diem est fortement impopulaire quand au contraire le Vietcong compte toujours plus de sympathisants au sein de la population. Les États-Unis décident de rebattre les cartes : le 1er novembre 1963, Diem est renversé par un coup d’État et exécuté. Il est remplacé par le général Duong Van Minh. Kennedy avait ordonné le retrait d’une partie des conseillers militaires américains pour la fin de l’année 1963 mais ce retrait est annulé par Lyndon B. Johnson une fois Kennedy assassiné et Johnson déclaré président. Il apparaît en revanche toujours plus clairement que, sans un engagement militaire réel des américains, le Vietcong et le Nord Vietnam communiste finiront par l’emporter. Les grands conglomérats US de l’armement qui ont soutenu Johnson sont évidemment très favorables à une telle perspective. C’est à cette époque qu’interviennent les très opportuns «incidents du golfe du Tonkin».
À partir du 1er janvier 1964, le département de la Défense US supervise les opérations de subversion et d’espionnage au Vietnam menées jusque-là sous la direction de la CIA. Ces opérations reçoivent le nom générique d’OPLAN 34-Alpha ou «plan opérationnel 34-A». Il s’agit notamment de mener des actions de sabotage au Nord Vietnam en y envoyant des commandos, de conduire des assauts depuis la mer contre des installations côtières nord-vietnamiennes et de diffuser de la propagande anti-communiste. Des dragueurs de mines et des torpilleurs placés au large des côtes sont utilisés pour la surveillance électronique. C’est dans le cadre d’une opération menée par un commando de l’OPLAN 34-A contre des émetteurs radio nord-vietnamiens postés sur les îles de Hon Me et Hon Ngu qu’a lieu, le 2 août 1964, le premier «incident» du golfe du Tonkin.
Le destroyer américain USS Maddox sert d’appui naval à l’opération. S’il est dans les eaux internationales, il joue donc un rôle militaire essentiel dans l’opération en cours contre le Nord Vietnam. Trois torpilleurs nord-vietnamiens sont envoyés pour éloigner le destroyer. Au cours de cette «attaque», qui n’est en vérité qu’un acte d’intimidation pour empêcher le navire d’appuyer le commando ennemi, le Maddox ne reçoit en tout et pour tout qu’une balle de mitrailleuse. Le navire se replie en direction des eaux sud-vietnamiennes où le rejoint le destroyer USS Turner Joy. Des communiqués alarmistes envoyés depuis le Vietnam aux États-Unis affirment toutefois deux jours après que, tandis qu’ils étaient en patrouille en direction des côtes nord-vietnamiennes, les deux destroyers américains ont été de nouveau attaqués par des torpilleurs ennemis. S’en seraient suivies deux heures d’un combat redoutable mené en pleine nuit contre des cibles repérés au radar et au sonar. Vingt-deux torpilles auraient été tirées en direction des destroyers américains qui seraient parvenus pour leur part à toucher trois bateaux ennemis.
De fait, aucun bâtiment nord-vietnamien ne se trouvait alors dans la zone et les destroyers américains ne présentent à leur retour à la base aucune trace d’impact sur la coque. L’attaque est en vérité totalement fabriquée et les communiqués sont le résultat d’une manipulation opérée par la National Security Agency (NSA) afin de tromper les représentants politiques et le public américain. Cela n’empêche pas le président Lyndon B. Johnson d’envoyer dès le lendemain des aéronefs depuis les porte-avions Ticonderoga et Constellation et de faire bombarder «en représailles» plusieurs ports de vedettes militaires nord-vietnamiennes et des dépôts de carburant. Le 7 août, comptant sur l’élan de patriotisme obtenu par un effort de propagande constant et une campagne de presse faisant des incidents du golfe du Tonkin une agression de la pire espèce, le président américain présente une résolution dite «du golfe du Tonkin» afin d’obtenir du Congrès les pleins pouvoirs pour lancer une attaque contre le Nord Vietnam. La résolution est adoptée et confirmée le lendemain par la Chambre des Représentants. Le scandale des Pentagon Papers en 1971 révélera entre autres que la résolution avait été rédigée plusieurs mois avant l’attaque simulée du golfe du Tonkin. Il n’y aura plus dès lors de limites à l’engagement des forces américaines au Vietnam, qui vont larguer jusqu’à 7 millions de tonnes de bombes au cours du conflit, en grande partie sur les bases Vietcong au Sud Vietnam (4 millions de tonnes) mais également sur le Laos (2 millions de tonnes soit l’équivalent de l’ensemble des bombardements américains lors de la Seconde Guerre mondiale) et le Cambodge. L’armée US va faire aussi un usage massif des bombes à sous-munitions, des bombardements au napalm et des épandages à l’agent orange, ce qui aura des conséquences sanitaires désastreuses sur les populations civiles, même plusieurs décennies après. D’innombrables massacres vont être commis dans les villages suspectés d’être favorables au Vietcong (massacre de My Lai entre autres). Le bilan des pertes vietnamiennes se chiffrera entre 1,5 et 3 millions de victimes, auxquelles s’ajouteront les victimes des bombardements américains au Laos et au Cambodge, et les millions de blessés et d’estropiés à vie. Les pertes américaines seront quant à elles de 58 000 soldats et 153 000 blessés. Un lourd bilan, est-on en droit de penser, pour des attaques qui n’auront finalement valu à l’USS Maddox qu’un impact de tir de mitrailleuse…