« Je suis là pour parler. » C’est à la toute fin, précisément à 29 minutes 16 secondes, de son interview aux journaux télévisés de TF1 et France 2, jeudi 6 juin, qu’Emmanuel Macron a fait cette drôle de réponse après qu’une pertinente question de la journaliste Anne-Sophie Lapix l’a déstabilisé en pleine tirade contre l’extrême droite : « Vous ne deviez pas le faire baisser, le Rassemblement national ? »
Le président parle, il ne cesse même de parler depuis sept années qu’il est en poste. Et ce déluge de mots accompagne une irrésistible ascension de l’extrême droite que sa présidence favorise plutôt qu’elle ne l’enraye, au contraire de l’engagement pris en 2017 et réitéré en 2022. Il parle, et sa parole donne le tournis tant elle est insaisissable, contradictoire et oublieuse, associant la légèreté de l’incohérence à l’aplomb du mensonge.
« Words, words, words »… L’écoutant, on pense à la célèbre réplique prêtée par Shakespeare à Hamlet (acte II, scène 2), en réponse à une question du chambellan Polonius : « Que lisez-vous, mon seigneur ? » « Des mots, des mots, des mots », répond donc Hamlet, façon de dire que ce qu’il lit n’a pas de sens. Or c’est bien ce que nous ressentons au spectacle, lassant jusqu’à sembler interminable, d’une présidence dont le « en même temps » initialement revendiqué se résume à un « tout et le contraire de tout ».
Jeudi soir, Emmanuel Macron s’est ainsi alarmé de la montée en puissance des extrêmes droites européennes quatre mois après avoir fait droit à leur programme xénophobe de « préférence nationale » en imposant sa loi sur l’immigration. « Ce sont des gens qui vous donneront la chloroquine », a-t-il ironisé, dans l’éventualité d’une nouvelle pandémie, alors qu’il fut le premier à se précipiter en avril 2020 auprès de son promoteur controversé, l’infectiologue Didier Raoult.
Annonçant – à la manière française : sans débat ni consultation parlementaires – une accentuation de l’aide militaire à l’Ukraine, on l’a aussi entendu décrire, à juste titre, la Russie sous le règne de Vladimir Poutine comme « une puissance impérialiste qui foule au pied le droit international ». Mais l’on se souvient qu’en 2022, face à une invasion qui en confirmait la dangerosité, il fut de ceux qui tergiversèrent, tardant à se rendre à Kyiv et répétant en boucle qu’il ne fallait surtout pas « humilier la Russie ».
Quant à l’évocation du droit international, elle fut contredite par l’insistante promotion du premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou en « interlocuteur pleinement légitime » malgré la réalité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité à Gaza, qui ont motivé la demande du procureur de la Cour pénale internationale d’un mandat d’arrêt à son encontre. Un contraste qui mine la crédibilité du droit international, en confirmant l’existence d’un double standard occidental – surenchère en Ukraine, laisser-faire en Palestine.
On pourrait s’en tenir là, à ce énième constat d’une inadéquation entre les paroles et les actes, figure politicienne somme toute classique. Et se contenter de souligner combien le présidentialisme français est une carapace institutionnelle qui prolonge au-delà du raisonnable de telles impostures. Quelles que soient les adversités, mobilisations populaires ou désaveux parlementaires, le président est intouchable, pouvant même survivre aux défaites électorales de son camp – comme ce sera probablement le cas au lendemain du scrutin européen du 9 juin.
Mais, aux pathologies démocratiques de cet absolutisme présidentiel, Emmanuel Macron ajoute une pédagogie politique désastreuse. Sa parole a ceci de particulier qu’elle crée un sentiment de déréalisation, comme si les mots n’avaient plus de sens qui puissent être rapportés à des réalités concrètes.
Elle évoque cette « double contrainte » diagnostiquée par les psychosociologues de l’école de Palo Alto – double bind en anglais : une communication pathogène dont le destinataire est soumis à des injonctions contradictoires et paradoxales, au point d’en perdre ses repères, voire la raison.
L’exemple le plus flagrant est cet appel réitéré à faire barrage à l’extrême droite tout en ne cessant de lui faire la courte échelle – notamment médiatique – et de donner ainsi légitimité et respectabilité à ses obsessions idéologiques. Cette injonction paradoxale est renforcée et ses effets pervers sont aggravés par un discours qui fait porter aux autres – aux électeurs, au peuple, à nous tous – la responsabilité de la montée de l’extrême droite.
Ce fut l’impayable sortie berlinoise du 26 mai dernier : « Ce n’est pas moi qui ai choisi un adversaire qui est l’extrême droite, ce sont les Français qui me l’ont donné », n’a pas hésité à affirmer Emmanuel Macron, en même temps qu’il proposait un face-à-face à Marine Le Pen – qu’elle a décliné –, trois jours après que son premier ministre Gabriel Attal (qui n’est pas candidat aux européennes) se fut offert un face-à-face avec la tête de liste du RN, Jordan Bardella.
Propre au macronisme, ce « en même temps » de tout et de n’importe quoi est porteur d’une grande violence, pas seulement symbolique, qui est accrue par l’omniprésence d’un président qui revendique tout faire et assume s’occuper de tout. Et qui, ce n’est pas indifférent, se met en scène de façon masculiniste, forçant la pose viriliste d’un boxeur affrontant ses adversaires.
On l’a tôt pressenti au tout début du premier quinquennat, en juillet 2018 lors de l’affaire Benalla, en entendant le président se proclamer « seul responsable » et décrier « une presse qui ne cherche plus la vérité », alors même qu’il faisait tout pour l’empêcher de la trouver. Depuis, des gilets jaunes au mouvement des retraites, cette violence s’est décuplée, ce dont ont témoigné plusieurs épisodes dédaigneux envers les classes populaires et les protestations sociales.
Sans doute son apogée a-t-elle été atteinte quand, au lendemain du vote avec les voix de l’extrême droite d’une loi sur l’immigration imposée autoritairement à son propre camp, Emmanuel Macron a assorti son plaidoyer d’une autre défense, celle de Gérard Depardieu, proclamé « fierté de la France » face aux accusations de violences sexuelles dont l’acteur fait l’objet. On ne pouvait imaginer injonction plus douloureusement paradoxale : l’action contre les violences faites aux femmes est le premier pilier de la « grande cause » déclarée pour le quinquennat 2022-2027, l’égalité entre les femmes et les hommes.
Mais ce serait oublier l’immense douleur ressentie et surtout vécue, aux antipodes, par le peuple kanak : n’a-t-il pas vu ce président, élu en 2017 après avoir déclaré à Alger que le colonialisme était un crime contre l’humanité, minutieusement restaurer une politique coloniale agressive, au point de ruiner trente ans d’un patient processus de décolonisation ? Et le revendiquer même, en clamant : « La France serait moins belle sans la Nouvelle-Calédonie. » Un choix si irresponsable qu’il a suscité contre lui une unanimité inédite d’anciens premiers ministres.
Une question politique décisive
Cette réflexion sur la toxicité de la parole présidentielle, décuplant l’abus de pouvoir propre à une Cinquième République du « coup d’État permanent » comme l’avait résumé François Mitterrand avant de largement s’en accommoder, pose la question, encore taboue, de la rencontre entre la dangerosité des institutions et la personnalité de celui qui en profite et en abuse. Il est facile de lui opposer que psychologiser, c’est aussi dépolitiser, tant la politique d’Emmanuel Macron n’a pas besoin de détours par son caractère pour être clairement identifiée – résolument de droite, conservatrice et répressive.
Ne pas la poser, c’est inversement évacuer une question politique décisive : la faiblesse des contre-pouvoirs face aux excès, dérives ou transgressions, liés à la personnalité d’un président de la République. Elle est aussi légitime qu’est devenue banale, dans la vie des entreprises, la prévention de tout management toxique tant il risque de créer des souffrances. « L’expérience toxique ne concerne pas seulement la vie privée », souligne la philosophe et psychanalyste Clotilde Leguil dans L’Ère du toxique dont elle fait le mot-clé d’un nouveau « malaise dans la civilisation », en écho à l’essai de Freud paru en 1930, et qu’elle étend à une « critique du pouvoir toxique ».
Face à Donald Trump alors président, personnage dont le narcissisme pathologique semble flagrant, les États-Unis ont connu ce débat sur lequel a rebondi la psychanalyste Marie-France Hirigoyen qui s’est penchée sur cet « exemple caricatural » de Narcisse politique. Faisant à son tour écho au débat américain dans Le Président est-il devenu fou ?, l’historien Patrick Weil avait revisité en 2022 la psychanalyse sauvage – car à distance, sans qu’il ait été son patient – du président Woodrow Wilson, en poste lors de la Première Guerre mondiale, réalisée par Sigmund Freud avec l’aide d’un diplomate américain, William Bullitt.
Son livre est une réflexion approfondie sur cette question des responsabilités d’un individu qui, en des temps troublés, a d’autant plus de pertinence que ses pouvoirs sont grands et que sa personnalité est déséquilibrée. William Bullitt, rappelle Patrick Weil, en avait tiré la conclusion que le régime parlementaire est préférable, n’exposant pas une nation, un peuple et, au-delà, le monde, à cette part de risque individuel.
« Comment empêcher une personnalité instable d’accéder et de demeurer au pouvoir, de mener un pays et parfois le monde à la catastrophe ? s’interroge pour finir l’historien. Le temps n’est-il pas venu en France, aux États-Unis et ailleurs de rouvrir la discussion ? » La question est posée, dans tous les camps politiques, à toutes celles et tous ceux qui, dès le soir du 9 juin et des résultats européens, n’auront plus en tête que l’échéance présidentielle de 2027, cette démesure électorale qui met en scène la rencontre d’un individu solitaire et d’un pouvoir immense.