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L’été, cette année, démarre par le mois de triton. Nous ne sommes pas en juin, si l’on se base sur le calendrier symboliquement réinventé par Reporterre, qui réorganise la mesure du temps en hommage au vivant et aux luttes écologiques.

L’emblème du mois en cours est plus spécifiquement le triton crêté. De la même famille, au sens biologique, que les salamandres, ces tritons sont massifs, longs d’une quinzaine de centimètres et les mâles arborent au printemps la longue crête dorsale dentelée à laquelle ils doivent leur nom. Protégée et en déclin, l’espèce vit dans les prairies humides et a besoin d’une forte densité de mares. Ce qui en fait l’une des espèces défendues et emblématiques de la zad de Notre-Dame-des-Landes.

Ce lien entre la défense écologique d’un territoire et l’attention portée à ses habitants non-humains est au cœur de nombreuses réflexions et métamorphoses en cours dans les luttes. Elles incarnent un nouvel idéal d’alliances interespèces, entre humains et autres habitants d’un territoire. Plusieurs intellectuels nés en ce mois de triton ont aussi œuvré à conceptualiser ces nouvelles alliances politiques. Ils contribuent à faire symboliquement de triton le mois de la révolution des non-humains. Le mois emblème des nouvelles alliances terrestres.

Faire dialoguer humains et non-humains

Deux figures tutélaires des réflexions contemporaines sur la nature illustrent en particulier le mois en cours : l’anthropologue Philippe Descola, né un 19 triton, et le sociologue Bruno Latour, né un 22 triton.

« La nature n’existe pas. » C’est d’abord la grande thèse de Philippe Descola, défendue dans ses nombreux ouvrages dont le plus retentissant est sans doute Par-delà nature et culture (Gallimard, 2005). Au fil de ses recherches anthropologiques, et notamment de ses séjours chez le peuple amazonien des Achuar, il montre que le concept de nature est une invention occidentale, qui n’a aucun sens pour la plupart des autres sociétés humaines dans le monde. Chez de nombreux peuples, l’équivalent du mot « nature » n’existe tout simplement pas.

En séparant nature et culture, en définissant un ensemble abstrait dont l’humain est exclu, les Occidentaux ont coupé ontologiquement notre espèce du reste du vivant. Ce que le chercheur appelle « naturalisme », cette opposition artificielle entre humains et non-humains, sert de sous-bassement philosophique indispensable au capitalisme, car il autorise la réification du reste du monde sensible, et son exploitation comme « ressources » au profit d’humains supposément supérieurs.

Banderole sur la zad de Notre-Dame-des-Landes.
DR

D’autres ontologies sont toutefois non seulement possibles mais encore expérimentées au quotidien par de multiples populations. Les Achuar, parmi d’autres, ont ainsi une vision du monde que Descola qualifie d’« animiste ».

Dans ces sociétés, les humains ne sont pas pensés ontologiquement comme à part dans le vivant. Une continuité existe entre les espèces, qui peuvent dialoguer entre elles par l’âme. Il s’agit d’une « continuité des intériorités » qui ouvre la possibilité de communiquer avec les non-humains et de « les ranger avec les humains sur le plan moral et cognitif », explique l’anthropologue. Il est possible et normal, pour ces peuples, de dialoguer avec des animaux ou des végétaux, notamment par la médiation des rêves.

Les relations très variées que les sociétés peuvent entretenir avec le reste du vivant selon leur vision du monde sont regroupées par Philippe Descola en quatre grandes ontologies : outre le naturalisme occidental et l’animisme, certaines populations développent des relations « totémistes » ou « analogistes » avec les non-humains.

Sans se réapproprier des ontologies propres à des sociétés et des territoires spécifiques, l’appel de Philippe Descola à dépasser notre naturalisme trouve un écho puissant dans la pensée écologiste. On le retrouve dans le fameux slogan zadiste : « Nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend. » D’autres défenseurs de l’écologie ont régulièrement, par le passé, ouvert des brèches dans cet imaginaire naturaliste.

« Le Monde Moderne, un monstre empli des faux dieux du progrès »

On peut citer Bernard Moitessier, célébré le 21 triton dans notre calendrier. Ce grand navigateur renonça en 1969 au prestige de gagner le premier tour du monde en solitaire sans escale, et choisit de continuer à naviguer sans jamais rejoindre la ligne d’arrivée, préférant la vie sur l’océan aux mondanités modernes. Ce « refus de parvenir » qui inspire notamment les écrits de Corinne Morel Darleux, prend racine chez Moitessier dans sa contemplation de l’océan et de ses habitants.

Dans son journal de bord, La longue route (Arthaud, 1971), il décrit avec merveille la relation qu’il noue progressivement avec le vivant et cette épiphanie qui le fera renoncer au retour. Lors d’un épisode de son tour du monde qu’il relate, il est alerté par les cris et le comportement inhabituel des dauphins et évite, grâce à eux, une erreur de navigation fatale.

Dans un élan d’émancipation vis-à-vis du naturalisme et une ébauche de dialogue avec les non-humains, il écrit à propos d’un de ces dauphins : « On dirait qu’il crie, pour moi et pour tous les autres dauphins : “L’homme a compris que nous lui disions d’aller à droite !… Tu as compris… tu as compris !… Continue comme ça, tout est clair devant l’étrave !…” ». Dans une double dynamique croisée, plus Moitessier se détache depuis son bateau d’un « Monde Moderne » qu’il décrit comme un « monstre » empli des « faux dieux » du « progrès », plus les animaux se remettent à parler.

La puissance « mythologique » de Gaïa

« Nous n’avons jamais été modernes », lui répond, depuis la case adjacente du calendrier, du 22 triton, Bruno Latour. L’autre grand intellectuel du mois a travaillé, à l’instar de Philippe Descola, à la critique de ce clivage entre nature et humain. Le sociologue et philosophe appelle à refermer la « parenthèse moderniste » et à « étendre la question de la démocratie aux non-humains », à travers notamment son concept de « Parlement des choses  », permettant de représenter les intérêts des non-humains.

Bruno Latour va encore plus loin en explorant l’hypothèse Gaïa. Cette idée, développée par James Lovelock et Lynn Margulis dans les années 1970, décrit la Terre comme un superorganisme autorégulé. Controversé scientifiquement, le concept de Gaïa intéresse surtout Latour pour sa portée symbolique, et la puissance « mythologique » du terme. Il lie indéfectiblement l’ensemble des êtres vivants, y compris humains, en un destin commun.

La vie sur Terre dépend même en réalité d’une très fine pellicule à la surface de la planète, une zone de quelques kilomètres d’épaisseur, à peine une coquille d’œuf, où tout ce qui rend la vie possible (écosystèmes, cycle de l’eau, climat, terres arables, etc.) s’auto-entretient. Une très fragile « zone critique » qui bouleverse notre vision de notre place dans l’univers. Un changement de paradigme majeur, une révolution ontologique aussi importante, pour le philosophe, que celle induite par Galilée, qui avait redéfini la place de la Terre dans le cosmos.

La zone critique devient ainsi une « zone à défendre », une zad. Le terme est assumé par Bruno Latour, qui accorde une place cruciale à la notion de territoire dans sa réflexion. Dans le nouveau paradigme post-moderne qu’il décrit, dans le « nouveau régime climatique » dans lequel nous a propulsé l’Anthropocène, il appelle à redéfinir les clivages politiques. À la question de savoir où atterrir face à tous ces bouleversements ontologiques, il plaide pour la recomposition des clivages, non plus selon une division droite / gauche mais selon une nouvelle délimitation des conflits moderne / terrestre.

Vers une alliance des terrestres contre les modernes

Les terrestres ont vocation, selon lui, à former une nouvelle classe d’intérêts communs : non plus une classe sociale mais une « classe géosociale », formée d’alliances sociales entre humains et non-humains, de groupes sociaux « qui ne sont plus définis par leur position dans le système de production, mais par leur cohabitation choisie sur un territoire », nous disait le philosophe en 2017.

Ce programme assume le besoin d’une véritable « révolution métaphysique ». Un changement de cosmologie qui entraîne dans son sillage les religions, obligées de questionner l’émergence de Gaïa comme objet essentiel pour penser le monde. C’est ce que fait, souligne Latour, l’encyclique Laudato si’ du pape François (publiée un 18 triton), qui lie officiellement la question sociale et la question écologique et critique la « démesure anthropocentrique » de la modernité.

Les terrestres ont vocation, selon lui, à former une nouvelle « classe géosociale », formée d’alliances sociales entre humains et non-humains.
© Émilie Massemin / Reporterre

Les sources d’inspiration ne manquent pas, autour du solstice d’été, pour « découvrir des façons alternatives de vivre pour essayer de nous transformer nous-mêmes », comme nous le disait Philippe Descola. Cela peut commencer, propose l’anthropologue, par l’effort de porter une « attention profonde à la singularité des êtres vivants ». Ceux avec lesquels pourrait être menée l’alliance politique des terrestres. À commencer par les tritons ?



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