Le dimanche 10 mars 2024 à Perpignan, des centaines de croyants ont défilé en procession, invoquant saint Gaudérique pour obtenir de la pluie, selon une tradition millénaire oubliée depuis deux siècles. Le mois suivant, les premières pluies significatives depuis plus de deux ans arrosaient enfin les Pyrénées-Orientales assoiffées, et nombre de processionnaires ont vraisemblablement pensé avoir contribué à ces précipitations. Avec les récentes technologies utilisées pour faire pleuvoir, c’est un peu la même chose, pointe malicieusement Cindy Morris, spécialiste des microbes de l’atmosphère à l’Inrae : ce n’est pas simple de distinguer les coïncidences des relations de cause à effet.
Pourtant, les efforts et la recherche investis par nos sociétés technophiles dans la modification de la météo sont considérables. L’ensemencement des nuages, la principale technique utilisée pour faire pleuvoir, se pratique partout. Plus de 50 pays y ont recours régulièrement, notamment la Chine (qui gère le programme le plus ambitieux du monde, dans lequel elle a injecté au fil des ans plus d’un milliard de dollars), mais aussi les États-Unis, la Russie, l’Inde, l’Afrique du Sud, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis… Et le réchauffement climatique va sans aucun doute accentuer la tendance.
Même en France, l’ensemencement des nuages se pratique sur une base régulière depuis des décennies, bien qu’il s’agisse dans ce cas non pas de faire pleuvoir mais d’atténuer les dégâts de la grêle. Il est piloté par une association, l’Anelfa, qui intervient régulièrement dans une vingtaine de départements.
La technique de l’ensemencement des nuages est du reste loin d’être une nouveauté : elle a été découverte en laboratoire il y a plus de soixante ans par le chimiste américain Vince Schaefer et a été pratiquée pour la première fois d’un avion en novembre 1946 ! « Le principe est irréfutable et bien connu, et sur le papier ou en laboratoire, ça marche », confirme Andrea Flossmann, professeure à l’université Clermont-Auvergne et principale autrice en 2019 d’un rapport produit par l’Organisation météorologique mondiale (OMM) destiné à évaluer cette technologie.
Ledit principe consiste à fournir à l’eau des nuages des particules pour favoriser la formation soit de gouttes de pluie, soit de cristaux de glace. Pour faire des gouttes, « on utilise un sel, généralement le même que celui que l’on mange, du chlorure de sodium, indique Andrea Flossmann. Il attire fortement l’eau et donc chaque grain va agréger un grand nombre de gouttes ». Et ce, jusqu’à ce qu’elles atteignent une taille suffisante pour tomber.
Pour faire des cristaux de glace, en revanche, on utilise une propriété de l’eau peu connue du grand public, à savoir qu’elle peut être bien plus froide que 0 °C… sans geler pour autant ! Elle est alors dite en surfusion, un phénomène qui se produit notamment lorsqu’elle est particulièrement pure, comme c’est le cas dans les nuages.
Lorsque l’eau est dans cet état instable, l’ajout de particules ad hoc (le matériau le plus communément utilisé est l’iodure d’argent) provoque la formation brusque de cristaux de glace qui grossissent très rapidement, éventuellement jusqu’à tomber, sous forme de neige, plus rarement de grêle voire de pluie si les cristaux fondent pendant leur descente.
À noter que ces deux techniques supposent l’existence de nuages, autrement dit de petites gouttelettes d’eau liquide flottant dans l’air. Sans nuages, pas de pluie, même avec la meilleure technologie – ce qui questionne d’emblée l’engouement pour l’ensemencement dans les pays désertiques. Et ce qui disculpe la technique de l’accusation d’être responsable des pluies orageuses qui se sont abattues sur Dubaï en avril dernier. Les spécialistes sont unanimes sur le fait de considérer que ces dernières s’expliquent par une humidité exceptionnelle de l’atmosphère, et non une intervention humaine. Il faut en réalité, pour que l’ensemencement fonctionne, des nuages « où règnent déjà des conditions proches de la pluie ou de la neige, et qui n’ont besoin, en quelque sorte, que d’un coup de pouce pour produire des précipitations », explique Andrea Flossmann.
Un bénéfice entre 20 %… et zéro
Le bénéfice de l’ensemencement, en supposant qu’il existe, n’a rien de miraculeux. Steve Griffiths, ingénieur formé au MIT, qui professe ces techniques depuis quinze ans à l’université Khalifa d’Abu Dhabi, estime que l’on peut accroître les pluies de 5 à 30 %. Sur son propre terrain d’expérimentation, il évalue le bénéfice à 15 %. Des chiffres qu’Andrea Flossmann estime exagérés, et surtout peu rigoureux, le rapport de l’OMS évoquant quant à lui un accroissement de 0 à 20 %.
Pourquoi peu rigoureux ? Le cœur du problème est que, si l’on sait en effet provoquer la pluie par ensemencement en laboratoire, un nuage est une structure hautement complexe, turbulente, dynamique, traversée par des courants ascendants et descendants, avec des zones plus chaudes et d’autres plus froides, une quantité d’eau et des diamètres de gouttes fluctuants… De plus, un nuage contient naturellement des densités très variables de particules en suspension diverses, capables de fournir des noyaux de condensation. « La variabilité naturelle est telle qu’il n’y a tout simplement pas deux nuages semblables », résume Andrea Flossmann.
Pour prouver rigoureusement l’efficacité de l’ensemencement dans la vraie vie, il faudrait idéalement procéder à la manière des essais cliniques : « traiter » certains nuages et pas d’autres, par tirage au sort, puis comparer la pluie générée dans chaque cas. Pourquoi par tirage au sort ? Tout simplement pour éviter que les expérimentateurs, forcément plus ou moins désireux de valider leur technique, ne traitent préférentiellement les nuages les plus favorables, biaisant ainsi les résultats. Une démarche longue (il faudrait des années d’expérimentations) et coûteuse, que les opérateurs n’ont jamais véritablement conduite, laissant subsister l’incertitude.
Il y a une exception à cela, à savoir les nuages dits orographiques, c’est-à-dire provoqués par le relief. Cela concerne généralement des chaînes de montagnes balayées par le vent de la mer, que l’on traite en hiver avec de l’iodure d’argent pour faire neiger. « Dans ce cas particulier, indique Andrea Flossmann, la variabilité des nuages est réduite : l’on comprend mieux leur structuration, leur température en fonction de l’altitude, etc. Là, nous avons quelques expériences, notamment dans les Rocheuses aux États-Unis, qui montrent un bénéfice incontestable mais modeste de l’ensemencement, pouvant aller jusqu’à un accroissement de 20 % des chutes de neige. » Un chiffre qui, sans être révolutionnaire, pourrait soulager, par-delà les Rocheuses, certaines zones de montagne comme l’Himalaya.
Mais ces nuages orographiques sont un cas particulier : avec les nuages les plus courants, dits convectifs, formés par l’ascension d’air humide vers les zones froides de l’atmosphère, l’ensemencement demeure une technique à ce jour non prouvée. « Quand je dis cela aux pilotes des opérateurs, ils protestent tous, en me disant qu’ils voient les effets, la pluie ou la neige dans leur sillage, précise Andréa Flossmann, et je ne dis pas le contraire. On sait que l’ensemencement a un effet ; la question est de savoir si cela change ce qui arrive au sol, et de combien. Et là-dessus nous n’avons guère progressé. »
Sans compter qu’ensemencer efficacement suppose beaucoup de technicité ; une technicité qui ne cesse d’évoluer, compliquant encore les comparaisons. Il faut en effet être capable d’identifier les nuages où les conditions de l’ensemencement (humidité, température, pénurie de noyaux de condensation…) sont réunies et doser la quantité de noyaux apportée, que ce soit via des avions ou depuis le sol, y compris par des obus d’artillerie, comme cela se pratique en Chine.
Gare aux effets opposés !
Il est même parfaitement possible, si l’on a mal évalué les conditions, et notamment la quantité d’aérosols disponibles, de trop ensemencer, en créant trop de gouttes ou de cristaux dans le nuage ! Dans ce cas, leur taille reste trop petite et cela les empêche de tomber, aboutissant à l’inverse du résultat désiré… C’est d’ailleurs le principe de l’ensemencement anti-grêle : envoyer dans les nuages menaçants suffisamment de noyaux pour générer beaucoup de petits grêlons, qui feront moins de dégâts que de gros morceaux de glace.
Les incertitudes quant à l’efficacité de l’ensemencement n’empêchent en tout cas pas son expansion, ni une recherche protéiforme de lui être consacrée, tant les opérateurs semblent avoir convaincu de leur efficacité des autorités qui face aux sécheresses ne savent souvent plus à quel saint se vouer. Les Émirats arabes unis financent ainsi depuis 2015 un appel à projets de recherche généreusement doté, qui explore de multiples pistes de perfectionnement.
« Par exemple l’idée d’ensemencer avec des tandems de drones, explique Steve Griffiths, dont l’un mesurerait les paramètres du nuage et l’autre disperserait les particules. » Sachant qu’une heure de vol d’avion spécialisé coûte 8000 dollars, on comprend l’intérêt économique d’utiliser des drones…
« Il y a aussi des programmes s’appuyant sur la modélisation et l’intelligence artificielle pour déterminer quels sont les nuages les plus favorables et quel est le meilleur moment d’intervention, poursuit Steve Griffiths, ainsi que des travaux sur l’amélioration des particules, puisque actuellement nous étudions l’idée d’envelopper les cristaux de sel avec du dioxyde de titane… »
Le chercheur convient que l’ensemencement des nuages ne réglera pas tout, mais il défend, notamment dans des articles scientifiques, que cette technologie a sa place parmi les stratégies de gestion de l’eau dans un climat qui se réchauffe. « Ce qui se joue avec ces recherches, affirme-t-il à Mediapart, c’est la sécurité hydrique mais aussi alimentaire de nombreux pays qui s’assèchent, voire leur sécurité énergétique, via l’hydroélectricité. Sans parler de leur bonne santé écologique. »
Des arguments qui laissent Cindy Morris dubitative. « Certainement, quelques pourcents de pluie en plus peuvent être utiles. Mais il faut réfléchir plus globalement au cycle de l’eau », plaide-t-elle. La chercheuse estime qu’à l’heure où l’on imperméabilise les surfaces à tout-va, où les paysages agricoles sont intensifiés au point que les sols ne laissent plus l’eau s’infiltrer, où des prélèvements hors de contrôle vident les nappes phréatiques, il faut sans doute faire porter la priorité sur ces problèmes, plutôt que de développer des technologies chères, au bénéfice au mieux modeste, qui artificialisent encore plus l’environnement.
D’autant plus que certaines substances employées sont nocives, un aspect rarement discuté à cause des faibles quantités mises en œuvre. Certes, le sel a des effets relativement bénins, du moins à petites doses, mais le dioxyde de titane est un cancérogène et l’iodure d’argent est toxique pour les milieux aquatiques. Si l’ensemencement finissait par être employé de manière massive et régulière, l’impact serait sans doute moins anodin que celui des processions dédiées à saint Gaudérique.