Près de 37 % de voix pour le Rassemblement national (RN) et Reconquête !, et une dissolution de l’Assemblée nationale (AN). Dimanche 9 juin, le RN de Jordan Bardella est sorti grand vainqueur des élections européennes avec 31,5 % des voix. Le parti d’extrême droite se place ainsi loin devant les autres listes : Valérie Hayer, candidate de la majorité présidentielle Renaissance, a obtenu 14,6 % des voix, Raphaël Glucksmann du Parti socialiste-Place publique 13,8 %, Manon Aubry de La France insoumise (LFI) 9,9 %, François-Xavier Bellamy des Républicains 7,2 %, Marion Maréchal de Reconquête ! 5,5 % et Marie Toussaint des Écologistes 5,5 %.
Dans la foulée de l’annonce des résultats, Emmanuel Macron a prononcé la dissolution de l’Assemblée nationale, convoquant des élections législatives anticipées les 30 juin et 7 juillet prochains. Dans un contexte de « percée historique du bloc d’extrême droite » en France et plus globalement partout en Europe, cette décision est « une énorme prise de risque », selon Vincent Dain, doctorant en sciences politiques à l’université de Rennes et spécialiste des gauches radicales.
Dans la foulée des résultats des élections européennes, Emmanuel Macron a annoncé la dissolution de l’Assemblée nationale et la tenue d’élections législatives anticipées les 30 juin et 7 juillet. Comment interprétez-vous cette décision ?
Vincent Dain — Je suis très surpris par cette annonce, qu’il est difficile d’interpréter à chaud. Je pense que, derrière cette décision, il y a un peu l’idée de « Moi ou le chaos », l’idée d’installer à nouveau un duel entre le macronisme incarné par lui-même et le RN, et de profiter de l’état de désunion des forces de gauche pour garantir à Renaissance plus de seconds tours face au RN. Il s’agit d’une énorme prise de risque : Macron joue clairement avec le feu.
La gauche a-t-elle une chance de remporter ces nouvelles élections législatives ?
Cela me paraît très tôt pour se prononcer. Cela dépendra de la capacité des gauches à faire un front commun : si le Parti socialiste (PS), Les Écologistes, La France insoumise (LFI) et le Parti communiste (PC) ne partent pas unis, cela s’annonce très compliqué. D’autant que le bloc du RN est désormais très haut et, plus il aura de forts résultats, plus la barre des seconds tours sera difficile à atteindre pour la gauche. Il est également probable que les macronistes réussissent à mobiliser davantage sur ce scrutin-là que pour les européennes, en misant notamment sur cette stratégie du « Moi ou le chaos ». En somme, rien ne garantit que la semi-réussite de la Nouvelle union populaire écologique et sociale (Nupes) des législatives de 2022 puisse se reproduire : tout est très incertain.
Avec cette dissolution de l’Assemblée nationale, n’y a-t-il pas un risque que le RN obtienne encore plus de députés que les quatre-vingt-huit obtenus en 2022 ?
Au regard du score de Bardella aux élections européennes, où il est arrivé très largement en tête, cette probabilité est en effet très forte. D’autant que le parti va pouvoir s’appuyer sur une mobilisation de son camp dans la continuité de ce scrutin. Bardella a appelé Macron à dissoudre l’Assemblée, lui a lancé ce « challenge » en quelque sorte et, alors que le RN a installé le récit de la prise de pouvoir imminente, le parti va poursuivre dans cette voie-là dans la foulée des européennes. Je le dis sans neutralité aucune, je suis très inquiet : nous sommes dans une situation de grave danger.
« Déclencher des élections législatives dans un contexte où l’extrême droite progresse est en partie irresponsable »
Y a-t-il dans l’esprit de Macron une forme de pari politique selon lequel si le RN est majoritaire à l’Assemblée et qu’il gouverne pendant trois ans, le parti se discréditera lui-même ? Je n’ose imaginer qu’il a ça en tête, cela paraîtrait un peu fou. Cela étant dit, il y a très clairement un risque : déclencher des élections législatives dans un contexte où l’extrême droite progresse partout sur le continent européen et où le RN est en pleine dynamique me paraît en partie irresponsable.
Comment interprétez-vous le résultat historique de l’extrême droite en France, sachant qu’elle a aussi progressé dans d’autres pays européens (Allemagne, Autriche, Pays-Bas, etc.), au détriment des Verts notamment ?
L’extrême droite progresse un peu partout en Europe, et va donc gagner en influence au Parlement européen, où le centre de gravité s’est déplacé un peu plus à droite : les conservateurs du Parti populaire européen restent la première formation politique de l’hémicycle. Les libéraux de Renew, mais aussi les sociaux-démocrates et les Verts, eux, sont en recul. Pour obtenir des victoires — et cela s’annonce difficile —, les gauches devront donc travailler par à-coups, en formant des majorités composites.
En France, on peut en tout cas parler d’une percée historique du bloc d’extrême droite. Ce score témoigne du succès de la stratégie de normalisation mise en œuvre depuis longtemps par le RN, qui s’est accélérée depuis la présidentielle et les législatives de 2022. Il existe certes des cordons sanitaires, mais le RN a in fine franchi un cap dans sa normalisation institutionnelle. Il s’accommode assez bien des règles du jeu institutionnel et donne l’image d’un parti qui se veut de plus en plus respectable, qui travaille aussi de plus en plus ses réseaux auprès des milieux économiques et industriels, auprès desquels il donne un certain nombre de gages de façon à préparer les esprits à une potentielle arrivée au pouvoir en 2027.
Il faudra étudier cela attentivement mais — et c’est ce qui ressortait des enquêtes d’opinion — il y a sans doute une progression du RN dans des catégories de la population qui lui étaient jusque-là assez hermétiques : les populations plus âgées, celle dans la fonction publique et chez les cadres. Cette normalisation institutionnelle est couplée à une forme de réussite du pari de Jordan Bardella, ce qui n’était pas forcément évident dans un parti aussi patrimonialisé que le RN, qui tourne autour de la famille Le Pen.
La gauche, et plus particulièrement la liste des Écologistes (5,5 % des voix), est-elle la grande perdante de ce scrutin ? Ou bien est-ce la liste Renaissance portée par Valérie Hayer (14,6 %) ?
La grande perdante est avant tout la liste Renaissance : celle-ci perd environ huit points par rapport à 2019. Emmanuel Macron paie le prix d’une forme de lassitude vis-à-vis d’un deuxième quinquennat dont on peine à voir le souffle. Il paie aussi le prix de réformes impopulaires, notamment celle des retraites. Par ailleurs, et on le voit partout en Europe, quand des partis conservateurs ou libéraux décident de mettre eux-mêmes à l’agenda des questions migratoires ou encore d’insécurité, cela se traduit quasi systématiquement par une montée de l’extrême droite. Or, avec la loi Immigration ou encore les sorties de Gabriel Attal sur l’éducation, on a vu un déplacement très net du macronisme vers un agenda de droite, quitte à parfois s’aventurer sur le terrain du RN.
« Les gauches unies auraient pu déjouer la création d’un duel entre Bardella et Macron »
Le bloc de gauche, lui, reste plutôt stable. D’un côté, ce que l’on pourrait appeler le centre gauche ou la sociale écologie, soit le pôle PS-Écologistes, se maintient à peu près au même niveau : en 2019, les Verts avaient obtenu 13,48 % des voix pour la liste menée par Yannick Jadot, et celle de Raphaël Glucksmann pour Place publique avait fait 6,19 %. Y a-t-il un phénomène de vases communicants entre l’électorat écologiste et socialiste ? Il faudrait l’étudier, mais toujours est-il que le bloc de gauche se maintient à son niveau de 2019, avec la liste Glucksmann qui prend le pas sur les écologistes qui, eux, sont effectivement en net recul, comme d’ailleurs dans de nombreux pays européens.
De son côté, la gauche radicale incarnée par LFI progresse par rapport à 2019, où elle avait obtenu 6,31 % des voix, et ce dans une élection qui lui est structurellement défavorable. Le score de la gauche, s’il ne progresse pas réellement, reste donc assez stable dans l’ensemble. Cela étant dit, elle aurait pu espérer engranger des bénéfices électoraux liés au mouvement contre la réforme des retraites ou à l’inaction climatique d’Emmanuel Macron. Or, de ce point de vue, il y a une déception : dans ce scrutin européen, c’est le RN qui récolte tous les fruits de l’opposition au président.
Les forces de gauche auraient-elles dû s’unir, selon vous ?
Oui, je le pense, même si en termes de nombre de sièges et de pourcentages, c’est difficile à dire, les électorats ne s’additionnent pas toujours. D’autant que les européennes sont une élection où chacun veut mesurer ses forces pour la suite. Alors que la Nupes était perçue par la plupart des acteurs, en tout cas par les Verts et le PS, comme une alliance avant tout de circonstance, ces européennes ont été vues par ces organisations-là comme une épreuve de force vis-à-vis de LFI. Elles ont été perçues comme un test électoral pour essayer de montrer que LFI n’est peut-être pas aussi hégémonique que cela à gauche mais aussi que leur parti pèse davantage que leur score à la présidentielle de 2022.
Dans le cas des européennes, l’union aurait pu faire sens d’abord d’un point de vue de stratégie politique et médiatique car, en partant unies, les gauches auraient certainement pu imprimer un récit différent de celui qu’on a observé durant la campagne. Elles auraient pu déjouer la création d’un duel entre Bardella et Macron, que l’on a beaucoup vu durant la campagne électorale alors qu’il ne reflète pas la réalité sociologique et électorale de la France, où il y a trois blocs électoraux, à savoir l’extrême droite, la gauche et le macronisme.
Quelles recompositions politiques imaginer désormais pour les prochaines échéances électorales, notamment les législatives du 30 juin et la présidentielle de 2027 ?
Cela me paraît très hasardeux de faire des pronostics. Lors de son allocution post-résultats, on a bien vu que Glucksmann se projetait sur l’arène nationale. Est-ce que le PS et Place publique vont se sentir pousser des ailes et exiger, en cas d’union potentielle de la gauche, d’avoir plus de sièges qu’en 2022 sur la base de ce nouveau rapport de force ? Tout cela est très incertain, chaque parti va avoir sa propre interprétation du scrutin : le PS et Place publique diront que ces élections-là sont venues trancher le mythe de l’hégémonie de LFI, tandis que les Insoumis diront que ce sont des élections qui mobilisent peu et ne sont pas représentatives de ce qui se passe réellement dans l’électorat.
Si vous m’aviez interrogé avant l’annonce de la dissolution de l’Assemblée nationale, je vous aurais dit que le bon score de Glucksmann allait être certainement utilisé comme une opportunité pour la ligne non-fauriste [en référence au député Olivier Faure] à l’intérieur du PS pour avaliser l’idée que la Nupes est morte et qu’il faut dorénavant cheminer sur une forme d’autonomie, en tout cas vis-à-vis de LFI. Je pense que le résultat de Glucksmann va donner du grain à moudre à la ligne de Nicolas Mayer-Rossignol, Carole Delga ou encore François Hollande, qui interpréteront le scrutin sur des bases nationales, tandis que LFI, qui a un peu progressé par rapport à 2019, dira que leur stratégie a en partie fonctionné.
Sachant qu’à l’intérieur de LFI, Clémentine Autain et François Ruffin aiguisent leurs arguments en vue d’une potentielle candidature de l’union de la gauche en 2027. Au sein de LFI, des tentatives de retour de la Nupes vont sans doute émerger. Mais, de l’autre côté, Glucksmann n’est pas un partisan de la Nupes, ou du moins n’était pas du tout favorable à une alliance avec LFI en 2022. Quand on connaît les désaccords de fond entre Ruffin et Glucksmann sur la construction européenne, le libéralisme économique et tout ce qui touche à l’ouverture à la mondialisation, nous sommes là sur deux lignes de gauche qui sont très différentes. Quand bien même Ruffin essaie demain de réunir tous les partis de gauche autour de lui, tant que le PS ne se sera pas dépêtré de ce débat-là, cela s’annonce compliqué.