• jeu. Sep 19th, 2024

Pourquoi réunir les classes sociales autour de l’écologie est si difficile


« L’écologie sépare, voire oppose, celles et ceux qu’elle devrait réunir. Comment sortir de cette ornière qui l’empêche de jouer le rôle d’un mouvement politique fédérateur, émancipateur et transformateur ? » C’est la question que tout le monde se pose, en particulier en observant la déroute des listes écologistes aux élections européennes.

Les tentatives de diagnostic ne manquent pas, plus ou moins formulées au doigt mouillé. Dans Écolos, mais pas trop… Les classes sociales face à l’enjeu environnemental (Raisons d’agir), le sociologue Jean-Baptiste Comby, maître de conférences à l’université Paris II, essaie de formaliser une réponse en s’appuyant sur une approche sociologique qui s’intéresse avant tout aux classes sociales et à la manière dont elles interagissent. Avec un enseignement principal : dans une société capitaliste, les individus sont mis en concurrence les uns par rapport aux autres et se valorisent par leur salaire, leur métier et leurs relations ; tant que nous vivons dans ce type de rapports sociaux, la transformation massive vers une société écologique sera à peu près impossible.

Pour Jean-Baptiste Comby, il en va de la « responsabilité environnementale des sciences sociales » de rappeler que « le rapport des individus aux politiques réformatrices ou non capitalistes de l’écologie est tributaire des modalités par lesquelles chacun trouve sa place dans la société ». En somme, chacun aspire à améliorer sa condition et, dans beaucoup de cas, adopter une existence radicalement écologique risquerait de provoquer un déclassement des individus.

Quatre cas se dégagent, décrit l’auteur. D’abord, « les voies conformistes de réussite sociale », marquées par un très bon parcours scolaire et un métier valorisé, « engendrent généralement une adhésion à l’écologie réformatrice » ; « les chemins non conventionnels », ceux des bifurcations ou des reconversions, « peuvent conduire vers l’écologie non capitaliste » ; ensuite, « les déclassements », vécus par des ouvriers qui perdent leur emploi par exemple, « génèrent souvent un rejet de “l’écologie” » ; enfin, « les intégrations instables et précaires » vécues par celles et ceux qui ne parviennent pas à boucler les fins de mois « ne permettent pas tellement de prendre part à l’une ou l’autre des écologies », anticapitaliste ou réformatrice.

Perdre son capital social

Pour comprendre comment Jean-Baptiste Comby en arrive à ce constat, et les solutions qu’il en tire, il faut entrer un moment dans son laboratoire. Première étape : découper l’ensemble de la société française en différentes classes sociales, à la manière de la classification opérée par Pierre Bourdieu dans La Distinction (1979). On trouve alors trois groupes principaux, la bourgeoisie (composée des cadres et professions intellectuelles supérieures, qui représente 19 % de la population française d’après l’Insee, l’Institut national de la statistique et des études économiques), la petite bourgeoisie (qui regroupe les professions intermédiaires, artisans et commerçants, 33 % de la population) et les classes populaires (femmes et hommes employés et ouvriers, 47 %).

Deuxième étape : le sociologue adapte cette méthodologie à l’aune de l’enjeu écologique pour proposer sept « fragments » de classe sociale, constatant que la bourgeoisie, la petite bourgeoisie et les classes populaires ont un rapport très différent à l’écologie selon qu’elles font partie du pôle « culturel » (avec un fort capital culturel, des ressources culturelles valorisées en société) ou du pôle « économique » (ce qui leur permet d’être valorisées dans la société est leur capital financier).

« Des courtiers de l’écologie dominante »

Ce tri permet, pour commencer, de comprendre pourquoi « l’écologie dominante » est réformatrice, et pas radicale ou anticapitaliste. Jean-Baptiste Comby postule que l’écologie est définie, dans l’espace public, par un ensemble de discours (politiques ou militants) et de biens culturels (livres, films, articles de journaux), portés par des membres de la bourgeoisie culturelle — il cite par exemple Cyril Dion, le réalisateur du documentaire Demain (2015), nommé garant de la Convention citoyenne pour le climat et figure d’une écologie assez consensuelle. Ces « courtiers de l’écologie dominante », comme les appelle le sociologue, ont la particularité d’avoir « un pied auprès des militants, l’autre auprès des entreprises ».

Ils connaissent donc les idées radicales de l’écologie politique, mais ne peuvent pas les approprier telles quelles : en effet, ils occupent une « position périphérique — et donc fragile — […] au sein des classes dominantes ». En clair, leur statut social n’est pas assuré par un portefeuille qui déborde, mais par une certaine notoriété ; ils risqueraient de perdre ce capital social en ayant l’air trop radical, ce qui les incite à promouvoir une écologie entendable par leurs pairs des classes dominantes.

Les résultats des élections européennes avec l’échec des écologistes, au QG du parti, le 9 juin 2024.
© NnoMan Cadoret / Reporterre

Jean-Baptiste Comby observe en effet que les membres de la bourgeoisie ont une valeur chevillée au corps : la modération. Il croise beaucoup de discours du type « je ne suis pas absolutiste », « il faut savoir faire des exceptions » ou agir « de manière raisonnable ». Puisque les discours sur l’écologie sont principalement portés par ces membres de la bourgeoisie culturelle, qui doivent s’aligner sur les codes sociaux de la bourgeoisie économique qui valorisent la mesure, on comprend que l’écologie dominante ne pourra pas devenir radicale tant que les manières de faire société de la bourgeoisie n’auront pas évolué.

En clair : militer en semaine et aller à une soirée mondaine le week-end ne font pas bon ménage. Par ailleurs, tant que les individus sont mis en concurrence les uns les autres, ils doivent accumuler du capital (financier ou culturel) pour se faire une place dans la société — en somme, tant que les valeurs propres au capitalisme continuent de nous organiser —, il y a peu d’espoir de voir advenir une réelle écologisation de la société.

Alliance de classes

Le sociologue propose un programme d’action pour défaire ces verrous : centrer les politiques de l’écologie sur le « démantèlement des logiques concurrentielles, des instances d’évaluation et des épreuves de sélection que les néolibéraux de droite comme de gauche ne cessent de développer ». Ce démantèlement commence par l’action de « décrire » comment et pourquoi ces pratiques bourgeoises sont insoutenables écologiquement — comme le font par exemple les militants qui dégonflent les pneus des SUV ou rebouchent les trous des golfs.

Mais Jean-Baptiste Comby met en garde : cette critique ne doit pas être d’ordre moral, mais bien politique, car « c’est sur le terrain du pouvoir qu’il faut combattre et battre la bourgeoisie ». Pour ce faire, il cherche les mécanismes qui pourront nourrir une « alliance de classes ». Il observe que « les mondes populaires imputent déjà, à bas bruit, la responsabilité du désastre aux classes dominantes » : c’est donc sur cette dénonciation des injustices environnementales que devrait, selon Jean-Baptiste Comby, se construire une ligne de front contre les modes d’existence de la bourgeoisie.

Ici, l’auteur met en avant les alliances entre associations de quartiers, syndicats et écologistes, encense les unions dans le monde du travail pour contester des projets écocidaires, ou loue, au niveau local, les collectifs qui s’opposent à la métropolisation ou à la gentrification. Il propose ainsi « d’exiger un retour au principe de l’allocation pluriannuelle de moyens » pour contribuer à une repolitisation des associations.

« Fin du monde, fin du mois, même combat »

Il pointe du doigt également l’enjeu du foncier, pour que les groupes précarisés puissent « exister fièrement » dans un territoire ; appelle à différencier une école avec un poulailler d’une école vraiment écologique, qui explorerait une pédagogie plus horizontale ; ou à réformer le travail pour « redéfinir démocratiquement la hiérarchie des métiers, les modes de rémunération » plutôt qu’à transformer les sphères productives en « métiers verts ».

Écolos, mais pas trop effectue un travail salutaire : décrire comment les différents groupes sociaux de la société se positionnent vis-à-vis de l’écologie politique, et donc pourquoi beaucoup sont rétifs à ces discours. On peut regretter que les propositions qui en découlent soient assez peu novatrices — elles se résument à un « fin du monde, fin du mois, même combat » déjà entendu et qui peut presque sembler déjà dépassé. Jean-Baptiste Comby laisse aussi de côté la fracture urbains/ruraux, emblématique, entre autres, de la différence de visions entre Jean-Luc Mélenchon (qui veut parler écologie aux banlieues) et François Ruffin (qui vise les milieux populaires ruraux).

Enfin, le panel d’enquêtés assez réduit et daté (le gros des enquêtes a été réalisé avant la montée en puissance de l’écologie observée depuis 2019) donne envie de savoir comment des mouvements récents comme les bifurqueurs ont pu rebattre les cartes dans certains groupes sociaux. Mais le sociologue a le mérite de proposer un cadre de réflexion bien fondé méthodologiquement, et qui ouvre la voie à de nouveaux travaux : c’est donc un livre précieux qui pose une première pierre pour penser comment fonder de nouvelles alliances autour de l’écologie politique.

Écolos, mais pas trop… Les classes sociales face à l’enjeu environnemental, de Jean-Baptiste Comby, aux éditions Raisons d’Agir, avril 2024, 192 p., 14 euros.



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