• ven. Sep 20th, 2024

L’unité historique des syndicats contre l’extrême droite


Comme un réflexe. Au lendemain de l’annonce de la dissolution de l’Assemblée nationale par Emmanuel Macron, 5 des 8 principales organisations syndicales (CFDT, CGT, Unsa, FSU, Solidaires) ont décidé d’unir leurs voix dans un appel commun à manifester le week-end du 15 et 16 juin partout en France contre l’extrême droite. Leur geste a rapidement été imité par des intersyndicales locales ou sectorielles, dans l’éducation nationale, chez les cheminots et par une palette d’organisations de la société civile réunies le 12 juin dans les locaux de la Ligue des droits de l’Homme.

Cette unité, loin de couler de source, révèle la gravité du moment. Il faut remonter à 2002, et la qualification de Jean-Marie Le Pen au second tour de la présidentielle, pour trouver la trace d’un tel arc syndical engagé sur le champ politique.

Un moment charnière

Les organisations se trouvent désormais face à un choix historique. Doivent-elles se contenter de s’afficher avec force dans la rue, ou rejoindre activement les rangs du nouveau Front populaire ?

Olivier Faure (Parti socialiste, PS), François Ruffin (La France insoumise, LFI), Raphaël Glucksmann (Place publique, PP), Fabien Roussel (Parti communiste français, PCF), entre autres, ont appelé ces dernières heures à un engagement des syndicats en ce sens. « L’intersyndicale est une source de légitimité pour le nouveau Front populaire. Il donne à voir quelque chose de plus profond qu’une coalition d’appareils, imaginée par une poignée de professionnels de la politique », analyse le sociologue Karel Yon.

Bien que ringardisés et méprisés, les syndicats conservent aussi une force de frappe considérable. « La CGT compte encore 600 000 membres, souligne l’historien Stéphane Sirot. Et elle est structurée de manière à irriguer le territoire avec 700 à 800 unions locales au plus proche des citoyens. » Leur voix pourrait donc être décisive pour ramener l’électorat populaire vers les urnes.

« Nous comptons apporter notre pierre à l’édifice »

La CFDT a déjà écarté toute participation directe, par la voix de sa secrétaire générale, Marylise Léon, qui annonçait le 12 juin sur LCI que son syndicat « ne se ralliera derrière aucune bannière ». Les autres organisations, pour l’heure, réfléchissent et débattent. Elles se concentrent sur l’organisation des manifestations du week-end, avec l’ambition « d’organiser la pression populaire sur les partis progressistes pour créer un débouché politique à nos revendications concrètes : l’augmentation des salaires et des retraites et la relocalisation de la production, par exemple », martèle Thomas Vacheron, secrétaire confédéral de la CGT en charge de l’intersyndicale.

Les confédérations doivent aussi respecter le temps de la démocratie interne. La CGT a réuni ses trois instances dirigeantes en urgence, en début de semaine, pour débattre de la stratégie à adopter et devrait en faire de même après les manifestations du week-end. Idem à Solidaires, où un conseil national s’est tenu le 12 juin et doit être reconvoqué en début de semaine prochaine. « Beaucoup d’organisations [membres de Solidaires] n’ont pas de position arrêtée et ont besoin de discuter en leur sein », explique Murielle Guibert, porte-parole de l’union syndicale.

Les confédérations attendent également de savoir quel sera le « cadre stabilisé » du nouveau Front populaire. « Pour le moment, c’est un beau slogan, mais on attend de savoir qui le composera, comment sera discuté le programme, est-ce qu’il y aura des sous-groupes thématiques, etc. Nous comptons apporter notre pierre à l’édifice, mais il est trop tôt pour dire de quelle manière », résume Benoît Teste, secrétaire national de la FSU.

Tous jalousent fébrilement leur indépendance. « Notre crédibilité est en jeu. Il faut que les gens comprennent que nous ne sommes pas candidats au pouvoir et qu’on sera là pour surveiller un éventuel gouvernement de gauche », insiste Benoît Teste.

Des mutations profondes à l’œuvre

Cette réticence à se mêler de politique est un héritage des années 1980. Traumatisées par l’expérience de leur participation au pouvoir, sous François Mitterrand, la CFDT et la CGT ont progressivement coupé les ponts avec le PS et le PCF dans les années 1990. « La relation entre les syndicats et les partis politiques était jusqu’alors quasi organique », souligne Stéphane Sirot.

Depuis, le monde syndical, divisé, se tient scrupuleusement à distance d’une gauche politique émiettée. Toute idée de convergence semblait aussi inatteignable que contre-productive pour les syndicats, déjà suffisamment en difficulté avec l’effritement de leur base. Mais beaucoup de choses ont changé récemment. Le champ syndical a construit son unité dans le rejet, unanime et sans nuance, des réformes des retraites (avortée en 2020 et imposée en 2023) et de l’assurance-chômage (2019, 2023 et 2024). Et la montée de l’extrême droite a fait évoluer les consciences.

De nombreux syndicats ont manifesté contre la réforme des retraites à Alès, le 7 mars 2023.
© Marie Astier / Reporterre

En mars, Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT, signait un livre rééditant le programme du Conseil national de la résistance avec une analyse du Front populaire et du rôle clé de la CGT. Elle y concluait que son syndicat devrait « jouer un rôle moteur » face à la montée de l’extrême droite, comme ce fut le cas selon elle lors de « toutes les victoires progressistes ». Cette prise de position a marqué « une vraie rupture symbolique », juge aujourd’hui le sociologue Karel Yon, auteur d’un livre sur le rôle politique du syndicalisme.

L’écologie au second plan

Une autre frontière symbolique avec le champ politique a été franchie ces dernières années : au tournant des années 2020, les syndicats se sont emparés des questions sociétales, se détournant, fait rarissime, du strict cadre des rapports de force en entreprise. Laurent Berger, secrétaire général de la CFDT, se joignait au Pacte du pouvoir de vivre avec Nicolas Hulot en 2019 [1], tandis que Philippe Martinez, secrétaire général de la CGT, joignait son nom à la coalition Plus jamais ça, réunissant des organisations très diverses, d’Attac à Greenpeace France en passant par Les Amis de la Terre en pleine crise du Covid-19 [2].

La question climatique faisait une percée fracassante dans le paysage syndical, causant d’importants remous en interne, notamment à la CGT. « La place des questions sociétales est un débat qui agite le monde du syndicalisme, analyse Stéphane Sirot. Pour certains militants, ces thématiques diluent le message, qui devrait rester campé sur la question sociale. »

Signe des temps, la liste de neuf revendications comprises dans la lettre commune signée le 10 juin n’aborde le sujet climatique qu’à travers la relocalisation de l’industrie « pour répondre aux besoins sociaux et environnementaux » et la création de « nouveaux droits » pour accompagner les salariés impactés par la transition écologique.

À l’appel de la coalition Plus jamais ça, une centaine de personnes se sont rassemblées en avril 2021 pour sauver la Chapelle-Darblay, dernière papeterie française à produire du papier 100 % recyclé.
© NnoMan Cadoret/Reporterre

On peut y voir la griffe de la CGT, qui s’est déchirée et réconciliée l’an dernier, notamment autour de la question de ses revendications écolos. À l’issue d’un congrès houleux, les fédérations dites « productivistes » (et pronucléaires) imposaient le retrait du syndicat de la coalition Plus jamais ça. Sophie Binet, nouvelle patronne issue de la fédération des cadres et réputée écolo, était flanquée d’un Numéro 2 incarnant davantage le « canal historique » du syndicat ouvrier, le cheminot Laurent Brun. Et le secrétaire général de la Fédération nationale des mines et de l’énergie, Sébastien Menesplier, héritait des questions environnementales et de la transformation de l’appareil productif, symbole d’une nouvelle synthèse écolo-productiviste au sein du syndicat.

« L’élaboration d’une écologie syndicale fait l’objet d’intenses débats, mais elle progresse, notamment parce qu’elle devient un objet de négociation à l’échelle des entreprises », résume Karel Yon. Pour Pierre Khalfa, économiste et membre de la Fondation Copernic, l’aiguillon restera celui de la lutte, sur le terrain : « L’écologie, c’est comme le social, il faut construire un rapport de force pour l’imposer. C’est ce que les mobilisations écologiques, sauf ponctuellement, ne sont pas parvenues à faire ces derniers temps. »

Dans toutes les familles de la gauche, on espère en tout cas que la rue, et les manifestations prévues les 15 et 16 juin, pourront imposer dans la campagne des législatives des thèmes jugés défavorables au Rassemblement national : le social et l’écologie.



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