La social-démocratie est de nouveau d’actualité, après qu’elle a fait un retour remarqué, sous sa forme la plus abâtardie et la plus compromise avec l’impérialisme (liste Glucksmann), à l’occasion des élections européennes du 9 juin 2024 – et elle donne le ton dans le soi-disant “Nouveau Front Populaire” qui vient d’être monté en catastrophe par les appareils de l’ex NUPES pour sauver les meubles.
La plupart des gens veut la satisfaction des besoins de base, la sécurité et la justice sociales, les principes du socialisme, mais les maîtres de la société ne veulent pas du socialisme, et ils disposent de grands moyens pour l’empêcher. Dans ces conditions, devant cette difficulté majeure, pourquoi la social-démocratie (SD) ne serait-elle pas la bonne solution de compromis ?
Pourquoi en effet ne pas avoir le beurre et l’argent du beurre ? La sécurité sociale généralisée offerte par le socialisme, et la liberté sans freins et sans règles du consommateur approvisionné en biens alléchants par le libre marché ? C’est en tout cas ce dont rêvaient les naïfs habitants de l’Europe de l’Est, avant d’être ruinés par la transition des années 1990 !
Mais ce n’était déjà plus le temps de rêver : l’État social était alors raillé et ringardisé partout sous appellation d’État-providence, accusé d’être à l’origine de la crise de productivité du capitalisme révélée par les crises des années de 1968 à 1993, et attaqué sur sa gauche et traîné dans la boue par la contre-culture “punk” diffusée parmi la jeunesse, encouragée massivement au vandalisme et à la drogue. Pourtant ce compromis entre socialisme et capitalisme quelques années auparavant était encore vanté comme la preuve absolue de la supériorité du « monde libre » sur le bloc soviétique ! Son application dans certains pays (Grande Bretagne, Allemagne Fédérale, Pays Scandinaves) a recontré en effet des succès durant la génération après guerre, qui ont été présentés comme une alternative heureuse au socialisme est-européen.
Bien distinguer la vraie SD (dont le représentant le plus illustre est sans doute Olaf Palme, premier ministre suédois aux forts engagements pacifistes et anti-impérialistes, assassiné en 1986) du social-libéralisme de Tony Blair (dont une des lamentables figures hexagonales est Lionel Jospin, premier ministre français de 1997 à 2002). Ce dernier n’est qu’une des escroqueries de la « deuxième gauche », qui est plutôt la « troisième droite » ! A la droite conservatrice et à la droite libérale s’ajoute sous ce nom une fausse gauche moralisatrice qui confond le social et le caritatif et qui redistribue aux plus pauvres des pauvres les ressources des autres pauvres, accusés d’être des “nantis” et de se complaire dans la fainéantise.
La vraie SD consiste en la mise en œuvre, sans quitter l’économie capitaliste, d’une politique sociale poussée qui implique le versement de hauts salaires et une redistribution des revenus et – pas toujours – de taxation des patrimoines, et qui aboutit à une société nettement plus égalitaire, sans pour autant faire disparaître les classes sociales. Les bourgeoisies allemande, britannique, suédoise ont très bien survécu à ce régime. Mais elles auraient sans doute moins bien prospéré s’il avait duré une génération de plus.
La SD est une réalité complexe qui peut être envisagée (parfois par les mêmes personnes selon leurs interlocuteurs) soit comme une politique de compromis qui a pour but en définitive d’empêcher le socialisme en coupant l’herbe sous les pieds à ses partisans, soit comme un passage graduel et pacifique du capitalisme au socialisme (ce qui, jusqu’à présent, ne s’est jamais vu, et qui lorsqu’il a été tenté, comme au Chili de 1970 à 1973, a été empêché par la force). Un assez grand nombre de politiciens a joué sur l’ambiguïté entre ces deux interprétations, à commencer par François Mitterrand.
Elle implique une politique économique où l’État exerce un fort contrôle, notamment sur le secteur financier et sur les industries stratégiques et exerce une planification économique. En ce sens, la politique économique chinoise sous la conduite de Xi Jinping se rapproche du modèle de la SD, à ceci près qu’en Chine aujourd’hui, si le processus de redistribution n’en est qu’à ses débuts, la classe capitaliste est soumise au pouvoir politique et qu’en Europe occidentale de 1950 à 1980 environ, elle conservait ce pouvoir, tout en ayant l’intelligence de faire d’importants compromis avec la classe ouvrière pour préserver son existence à long terme.
La SD est liée à une politique de plein emploi, et aux théories économiques de Keynes, qui consistent à piloter l’économie à partir de la demande populaire, et à la tolérance de l’inflation qui réduit progressivement l’importance des rentiers dans la société. C’est d’ailleurs là que ça va coincer, et c’est sur les thèmes des dangers de l’inflation et de la réduction des impôts que s’est produit le coup d’arrêt contre les politiques SD des années 1980 dans divers pays occidentaux.
Elle suppose aussi une faible dépendance extérieure sur des importations stratégiques (sinon la demande provoque un trop gros déficit commercial, comme en France en 1982) et une forme de protectionnisme, ainsi que le contrôle des flux internationaux de main d’œuvre qui sont alors organisés par les États. On peut juger qu’une politique SD est tout à fait incompatible sur ce plan avec l’Union européenne, telle qu’elle est devenue.
Les pays qui appliquent une politique SD contrôlent leur immigration, qu’ils utilisent , d’une part, comme lot de consolation pour leurs capitalistes qui pourront embaucher un prolétariat interne plus exploité et moins protégé que le prolétariat national, et d’autre part pour éviter que la sécurité du lendemain, acquise par les autres ouvriers bénéficiant de la sécurité sociale ne les rendent trop exigeants sur le plan des salaires. Dans ces sociétés à une époque où les idéologies racistes étaient encore prégnantes, et non combattues officiellement, l’immigration était pourtant mieux acceptée qu’aujourd’hui, parce que régnait le plein-emploi, et que la présence des immigrés ouvrait la perspective de promotion sociale aux autochtones (dans l’automobile, la plupart des ouvriers français d’avant la crise a bénéficié d’importants avantages de carrière, alors que les immigrés sont restés OS toute leur vie).
Les candidats de la gauche d’aujourd’hui (Mélenchon, Roussel, etc) proposent de reprendre diverses formes de politique SD, des réformes de redistribution. Les Gilets Jaunes qui n’étaient pas de gauche, de leur coté, ne demandaient pas autre chose !
Il est juste de commencer par là et de proposer à la classe ouvrière et aux classes populaires en général des avantages tangibles et concrets. Mais au-delà de la victoire électorale ?
La SD ne peut pas être une solution valable pour plus d’une génération, parce que d’une part les profits actuels sur lesquels on compte prélever la redistribution sont largement acquis à l’extérieur du pays – c’est le cas des profits fabuleux distribués par les entreprises cotée au CAC 40. Ce sont de prélèvements impérialistes.
Et d’autre part la bourgeoisie ne défend des positions redistributives que lorsqu’elle se sent en danger, et ce danger ne peut provenir que de quelques situations historiques bien particulières :
Soit l’existence d’une classe ouvrière révolutionnaire puissante, consciente et bien organisée. mais cette menace est le plus souvent traitée par l’utilisation de la carte politique du fascisme et/ou la répression la plus impitoyable.
Soit d’une rivalité inter-impérialiste antagonique (auquel cas des concessions à la classe ouvrière ont eu lieu pour garantir sa fidélité en cas de guerre internationale).
Soit parce qu’il existe une grande puissance d’économie socialiste faisant jeu égal (pas assez forte pour détruire le capitalisme, trop forte pour être détruite par lui ) et qui pourrait servir de modèle à suivre pour la classe ouvrière, qu’il importe donc de séduire en augmentant son pouvoir d’achat. En somme, la condition de succès des politiques SD qui ne remettaient pas en cause le capital, c’était l’existence d’un puissant camp socialiste, c’est l’existence de l’URSS !
Ce système a laissé en Europe de l’Ouest le souvenir des « jours heureux » de 1950 à 1980, de nature à causer une certaine nostalgie qui inspire peu ou prou tous les programmes électoraux de gauche, qui le proposent à la place du socialisme comme si ça allait de soi. Mais nous pensons que son retour tel-quel est impossible et que ce sera le socialisme sans compromis qui s’imposera, c’est à dire celui qui repose sur le contrôle social effectif des moyens de production et sur l’ostracisme imposé aux représentants politiques du capitalisme !
PS : la SD a été idéologiquement discréditée à partie de 1968, sous le feu convergent des libéraux classiques qui invoquaient le poids insupportable des impôts, et les tendances totalitaires imputées à la sécurité sociale, et des libertaires gauchistes qui à la manière de Raoul Vaneighem l’accusaient d’avoir “remplacé le risque de mourir de faim par la garantie de mourir d’ennui”.
PPS, 18 janvier 2024
En relisant cet article, je m’aperçois qu’un des aspects les plus évidents du “charme discret” m’avait échappé : la politique économique social-démocrate est aussi à l’origine du milieu petit-bourgeois de gauche qui monopolise le débat dans les sociétés occidentales, qui vit directement ou indirectement de l’argent de l’État. Il s’agit à l’origine d’une couche de cadres moyens nécessaire au fonctionnement de l’État social et des organisations ouvrières réformistes. Il s’y est adjoint à la génération suivante une nouvelle espèce de rentier bohème qui vit assez confortablement en marge du travail productif en bénéficiant d’une forme nouvelle du recyclage de la plus-value, dans des économies devenues largement financiarisées, où les enfants trop nombreux de la bourgeoise classique ne trouvent pas de place naturelle dans le système économique. Ce qui explique leur présence active dans tous les mouvements sociaux qui défendent la redistribution des richesses et les droits sociaux, et leur absence dans les luttes pour les salaires et l’emploi.
18 juin 2021, relu le 12 juin 2024