• lun. Juin 24th, 2024

Une immense ferme vendue pour faire du solaire : les dérives de l’agrivoltaïsme


Adriers (Vienne), reportage

Quand le maire de la petite commune d’Adriers a appris la vente de la plus grande ferme de son village du sud de la Vienne, il n’a pas été surpris. « Nous savions que le propriétaire était en difficulté, dit Thierry Rolle Milaguet. Pour moi, les jeux étaient ouverts. »

En réalité, les jeux étaient faits. Pour les 629 hectares de terres d’élevage mal entretenues [1], un binôme formé d’un multimillionnaire sarthois et d’un agriculteur normand avaient déjà offert près de 4,3 millions d’euros, près du double du prix attendu pour ces terres par les locaux. « C’est incompréhensible », répète trois fois le maire avant de donner la raison de ce prix faramineux : le projet n’est pas seulement agricole, il est aussi énergétique.

Les deux investisseurs misent en effet sur les énergies renouvelables : en parallèle de l’installation d’au moins deux agriculteurs, ils comptent couvrir une partie du terrain de panneaux photovoltaïques et installer des éoliennes.

Située au cœur de la Nouvelle Aquitaine, dans un triangle d’une heure de route entre Angoulême, Limoges et Poitiers, la petite commune (700 habitants) n’a guère besoin d’un surcroît d’électricité. Entre les bosquets vert sombre des vieux chênes qui couvrent les collines plantées d’éoliennes, on distingue sans mal le panache orgueilleux qui s’élève des deux tours de refroidissement de la centrale nucléaire de Civaux, à une trentaine de kilomètres de là. Les offres de vente de terrain pour produire de l’électricité ne sont cependant pas rares dans ce coin où des dizaines d’éleveurs partent chaque année à la retraite et se retrouvent avec un tout petit pécule.

En France, l’engouement pour l’installation de panneaux solaires sur des terres cultivées ne faiblit pas, et des projets d’une échelle jamais pratiquée jusque-là se multiplient.
© Tom Grimbert / Hans Lucas via AFP

L’offre pour la ferme de la Combe coïncide même avec une mise à jour récente de la législation qui la promeut explicitement : paru le 8 avril au Journal officiel, le décret « relatif au développement de l’agrivoltaïsme » pose le cadre légal pour permettre d’investir dans des exploitations mêlant polyculture élevage et production d’énergie solaire.

Un vendeur « connu pour avoir saccagé une exploitation »

La ferme s’enracine dans la mémoire locale. Vaste élevage rassemblant quatorze fermes, la propriété comptait de nombreux métayers quand elle fut transmise aux quatre héritières du domaine. Deux d’entre elles, deux soeurs, l’ont cédée en 2014 à Pascal Giraud, un céréalier de Charente-Maritime inconnu du bocage.

Le nouvel exploitant a semé les terres jugées peu généreuses la première année et en a tiré une jolie récolte de blé. Mais une fois ces blés fauchés, « des tas de bois plus haut que les maisons » se sont mis à défiler dans la rue principale du village. Giraud a copieusement élagué des dizaines d’hectares, a coupé les haies à ras.

L’association Vienne Nature et la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO) se sont inquiétées de cet abattage hors des règles, qui a été sanctionné d’une amende par l’Office national des forêts.

Entre l’achat de la ferme de la Combe en 2014 et sa vente en 2024, Pascal Giraud a procédé à une coupe généralisée et à un défrichage massif du terrain. L’effet apparaît sur les images satellites de l’IGN (2011-2015 à gauche, 2024 à droite).
IGN

Malgré tout, les coupes ont continué, les semis se sont arrêtés et les champs se sont enfrichés. Points culminants de la commune et du département, les collines de la ferme de la Combe se sont asséchées en une tonsure jaunissante. « Monsieur Giraud est connu dans la Vienne pour avoir saccagé cette exploitation », dit un cadre territorial. Ainsi malmenée, l’exploitation est devenue déficitaire jusqu’à la cession de paiement. Le propriétaire, qui serait en mauvaise santé, a mis le terrain en vente quelques semaines avant la saisie par les créanciers. Contacté par Reporterre, il n’a pas donné suite.

410e fortune française

Une fois encore, les nouveaux acheteurs du domaine sont de parfaits inconnus pour les lecteurs de La Nouvelle République, le quotidien régional couvrant la Vienne. Pour ceux de Challenges, en revanche, il y a une star à l’affiche : Jean-Luc Bourrelier et sa famille émargent à la 410e place des fortunes françaises du classement 2023. Fondateur de Bricorama, il dirige la holding Bourrelier Group qui s’est diversifiée de la distribution à l’immobilier. « Jean-Luc Bourrelier me soutient au travers sa société familiale, insiste par courriel Clément Mabire, l’agriculteur mais surtout entrepreneur porteur du projet de rachat. Mais je suis en premier ligne dans ce projet d’investissement. »

Gérant d’une exploitation familiale de 58 hectares en grandes cultures en Normandie dont s’occupent ses deux sœurs, ce diplômé de l’école d’agriculture de Beauvais est devenu consultant dans le domaine des énergies renouvelables en 2017 avec sa société, Efficité, prenant en charge quelques missions pour le compte de Jean-Jacques Bourrelier.

Légalement, les 629 hectares de terres pourraient être couvertes à 40 % de panneaux solaires.
© Sylvain Lapoix / Reporterre

Le candidat acquéreur détaille son projet sans détours : « Je souhaite faire la démonstration pratique de ce que pourrait être une ferme de polyculture élevage, productive, respectueuse de notre environnement et permettant à celles et ceux qui y travaillent de gagner leur vie dignement. L’agrivoltaïsme fait partie de ce projet et me semble plus rationnel que le développement massif des méthaniseurs. »

Clément Mabire souhaite installer au moins deux jeunes agriculteurs, répondant ainsi aux exigences minimales de la Société d’aménagement foncier et d’établissement rural, la Safer, organisme chargé d’encadrer l’attribution des terres agricoles.

« Les pâturages pourraient être couverts jusqu’à 40 % de panneaux »

Intrigués par le projet, les élus locaux se sont vite inquiétés à la lecture des détails. Déjà surmontée de dix éoliennes, la commune a obtenu le rejet d’un projet portant l’installation à dix-neuf autres. Avec le rachat, certaines pourraient reprendre pied dans la ferme de la Combe : selon les documents qu’a pu consulter Reporterre, une promesse de bail emphytéotique pour huit éoliennes entre dans la valorisation du terrain à hauteur de 800 000 euros.

Le volet agrivoltaïsme, lui, alerte la Confédération paysanne. « D’après le décret, les pâturages pourraient être couverts jusqu’à 40 % de panneaux, dit Nicolas Fortin, porte-parole de la Confédération paysanne de la Vienne. L’Inrae [l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement] a rendu un rapport en début d’année qui note une baisse significative du rendement agricole : c’est la conversion de l’agriculture vers la production énergétique ! »

Le prix lui-même pose problème : à près de 4 500 euros à l’hectare, la mise apparaît au moins 50 % plus élevée que le montant auquel une telle terre devrait partir dans le coin. « L’offre se situe dans le haut de la fourchette, pondère Céline Garetier, directrice départementale de la Vienne pour la Safer Nouvelle Aquitaine. Mais les ventes de fermes aussi grandes sont rares, nous manquons d’éléments de comparaison. »

Lire aussi : Agrivoltaïsme : la course folle des géants de l’énergie

Pour les locaux, le risque de hausse du prix des terres est évident et, avec lui, un obstacle de plus à l’installation. Derrière ses lunettes à monture bleue, Mathilde, qui gère le café épicerie, dernier commerce de la commune en face de la mairie, soupire : « Ça fait presque le double du prix des exploitations ici. Pour les jeunes agriculteurs, c’est impossible de mettre autant ! »

Vente aux enchères

Pour contrer cette offre, élus, syndicalistes de la Confédération paysanne et militantes de l’association de veille sur l’agrivoltaïsme Les Prés survoltés, ont tenté de monter un Groupement foncier agricole (GFA) et contacté la fondation Terre de liens pour remplir une enveloppe. « Mais nous manquons de temps et d’argent, déplore Jean Charry, adjoint et exploitant affilié à la Confédération paysanne. En dehors du prix, il faudrait pouvoir suspendre la vente des années pour trouver des agriculteurs à installer ici. »

Or le temps manque cruellement. La Safer Nouvelle Aquitaine doit rendre son jugement final le 14 juin. L’organisme peut poser un véto et bloquer la vente aux riches investisseurs mais pour combien de temps ?

Au 25 juin, si la vente n’est pas faite et que les créanciers n’ont pas obtenu le paiement des sommes dues par le gérant de la ferme de la Combe, ils seront en droit de saisir le bien. Pour stocker la propriété, c’est-à-dire la retirer du marché trois ans afin de trouver un projet de reprise viable, la Safer a estimé qu’elle aurait besoin de 600 000 euros d’aide d’un ou plusieurs de ses partenaires (État, Région, Département…). Le budget n’ayant pu être trouvé, le fonds ne pourra pas empêcher la mise aux enchères du bien si elle était décidée.



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