• lun. Juil 8th, 2024

quand des « Fées » défendent un marais miraculeux


Forest (Bruxelles-Capitale, Belgique), reportage

C’est une matinée printanière, et le marais Wiels se réveille en clapotant, soufflé par un doux zéphyr. Les rayons du soleil se reflètent sur les vaguelettes, formant une grappe d’étincelles éphémères. Sur l’étendue éblouissante, un grèbe castagneux se prend le bec avec une foulque macroule. Une rousserolle effarvatte se faufile, vive comme l’éclair, entre les cannes de la roselière. Sept petits cygnons, le duvet crème, barbotent derrière leurs parents. Un concert de coassements et de pépiements se superpose à la bande-son de la ville et au ronronnement de ses véhicules. « Ceci est un étang de 8 752 m2. Pas moins ! Non à toute construction. Sauvons tout le marais Wiels. »

Comme un dernier rempart, ces mots ont été couchés, aux feutres noirs et rouges, sur un écriteau pendu aux clôtures bordant l’étendue d’eau. C’est le cri silencieux de ses défenseuses et défenseurs, les autoproclamées « es du marais », déterminées à sauver ce biotope menacé par un projet de « revalorisation », qui pourrait entraîner des destructions et le départ définitif de certaines espèces. C’est le plan de la région Bruxelles-Capitale : ériger entre 70 et 80 appartements dans cet espace lové entre une avenue passante à quinze minutes de la gare de Bruxelles-Midi, et une ligne de chemin de fer.

À la place de cette biodiversité foisonnante, la région veut ériger entre 70 et 80 appartements.
© Jeanne Fourneau / Reporterre

« Ces logements provoqueraient la destruction de la roselière nord, qui n’a pas été classée dans le nouvel Atlas du réseau hydrographique bruxellois, et ne sera pas protégé », déplore Geneviève Kinet, 58 ans, en désignant la zone humide qui borde l’étang. Une nuée d’agrions élégants bat des ailes. Un héron petit-déjeune, le bec en épée. Les plumes de son jabot se reflètent en jolis motifs dans l’eau.

« Gina », chapeau de paille et salopette bleue, est l’une des « es du marais ». Elle l’a découvert en 2015, au détour d’une promenade avec son chien, le regretté Fifi. Aujourd’hui, elle en connaît les recoins comme un lapin sa garenne. Elle sait où se trouve à peu près chaque chose. Le nid des foulques ? « Il est caché là. Il est presque entièrement constitué de déchets. » Les grenouilles rieuses ? « L’autre jour, alors qu’on ramassait un bidon d’hydrocarbure jeté dans le marais, je les ai surprises en plein… Voilà quoi ! » Elle précise, les joues empourprées et une lueur amusée dans le regard : « En pleine copulation ». Sur un groupe Facebook dédié, elle chronique la vie des petites et grosses bêtes de l’étang et diffuse des appels à se mobiliser pour sauver « ce refuge inespéré, au milieu du tumulte urbain, pour plus 200 espèces ».

Leïla, Geneviève et Anne, trois « fées du marais ».
© Jeanne Fourneau / Reporterre

Ce sont Gina et ses camarades qui ont baptisé le site « marais Wiels », l’ont placé sur les cartes, mené des campagnes d’affichage, interpellé les mandataires politiques. C’était à la fin des années 2010 : le site était alors voué à la destruction, car la société immobilière JCX, son propriétaire, n’avait aucune envie de s’asseoir sur sa valeur foncière et souhaitait construire près de 170 logements de luxe avec des parkings. Les « es du marais Wiels » ont fait l’inverse : elles ont pris soin de l’étang et y ont mené — et y mènent toujours — des opérations de nettoyage, « les crades party », pour débarrasser les déchets déposés illégalement. Elles organisent des visites guidées, dont certaines visent à recenser la biodiversité du marais. Afin d’éviter le comblement du plan d’eau, elles interviennent même parfois pour faucher la roselière et de la saulaie.

Des agrions bleus observées à côté du marais.
© Jeanne Fourneau / Reporterre

Laisser des milieux de vie résurgents prospérer

« Les Fées sont à la fois les gardiennes et les intendantes du site, analyse l’historien Allan Wei, qui étudie le rôle des friches bruxelloises dans la constitution de nouveaux imaginaires urbains. Elles ne défendent pas la mise sous cloche du marais sous forme de réserve naturelle, excluante, mais acceptent une forme de tissage, d’entrelacement entre des usages rituels, de l’autogestion et les dynamiques spontanées de la flore et la faune. » Pour lui, ce surgissement « qu’on pourrait qualifier d’autochtone » est « tout à fait inattendu en Occident, dans la capitale de l’Europe ».

En 2021, ces efforts ont été en partie récompensés. La pandémie de Covid-19, passée par là, a mis en évidence le manque cruel d’espaces verts dans ce quartier pauvre, dense et minéralisé. La région Bruxelles-Capitale a alors racheté le marais, « avec pour objectif prioritaire de [le] sauver […], y pérenniser la biodiversité et permettre aux habitants de profiter de ce lieu exceptionnel », comme l’indique à Reporterre le cabinet du ministre écolo de la région, Alain Maron.

« Nous étions ravies, mais il était trop tôt pour crier victoire », soupire Geneviève Kinet. La région a souhaité reprendre en charge la gestion du site et compte désormais le « revaloriser ». En clair, elle entend réaménager les berges et les espaces ouverts environnants pour en faire un parc nommé « l’Avant-Senne » et réaliser 70 à 80 logements « à finalité sociale ». « Rappelons-le : il y a moins de cinq ans, ce site était voué à une bétonisation », déclare le cabinet du ministre, comme pour éteindre les critiques.

Au fond, le Métropole, ancien siège social des brasseries.
© Jeanne Fourneau / Reporterre

« D’autres solutions existent pour remédier aux carences en logements, observe pourtant Allan Wei. La rénovation de logements sociaux, la conversion de bureaux anciens vacants, l’identification d’habitats inoccupés et leur réquisition, ou la dépénalisation de l’occupation sans titre, et évidemment la baisse et la régulation des loyers. Cela impliquerait cependant de dompter le marché immobilier, qui dévore les précaires de toutes espèces. »

« Est-il possible que, pour une fois, on ne fasse rien et laisse des milieux de vie résurgents prospérer dans cette zone d’indétermination ? » interroge Nicolas Valckenaere, qui réajuste sa casquette de sa main droite, enveloppée par un gant de cycliste. Avec son frère, Tom, il forme un duo d’artistes plasticiens qui organisent des journées de recensement des espèces peuplant le marais. Souvent muni d’éprouvettes, Nicolas a un faible pour les formes de vie invisibles qui peuplent l’eau. Il pourrait passer des heures à vous présenter les daphnies, ces minuscules crustacés translucides. « En sautillant dans l’eau, elles permettent au marais de rester pur, car elles dispersent le phytoplancton et empêchent les phénomènes d’eutrophisation dus à la stagnation de l’eau », s’émerveille-t-il.

Une cohabitation inspirante

Difficile de croire qu’il y a peu, ce lieu n’était qu’une friche ingrate. Il y eut, à cet emplacement, un terrain marécageux que les brasseurs Wielemans-Ceuppens, Ida et ses fils, eurent l’idée d’imperméabiliser à la fin du XIXe siècle. Ils fabriquèrent leur bière jusqu’à la fin des années 80, avant de mettre la clé sous la porte. Subsistent trois bâtiments de ce passé industriel : le Brass, devenu un centre culturel dédié à l’art contemporain ; le Blomme, un bâtiment art déco ; et le Métropole, ancien siège social des brasseries.

Abandonnée pendant plus de vingt ans, la friche a été rachetée par la société immobilière JCX, qui voulait construire des bureaux. Et aussi loin que les riverains s’en souviennent, dans les années 2000, personne n’aurait rien trouvé à redire. Sauf que le projet a capoté, en 2007. En installant des fondations en béton, les ouvriers ont percé la nappe phréatique qui affleurait sous une fine couche d’argile. L’eau a surgi et a pris son aise dans l’excavation du chantier. En 2008, le krach boursier a forcé le promoteur à suspendre le chantier.

Il n’en fallait pas plus pour que la magie opère : quand les machines ont déserté, des strates de vie se sont pressées sur la terre et dans l’eau. Une roselière était née, et les espèces caractéristiques d’un marais se sont installées, de l’avifaune migratrice et nidificatrice, aux amphibiens et aux libellules. Des carpes amour ont été introduites pour se nourrir des larves de moustiques. Depuis l’excavation trop profonde qui l’a transformé en marais, le lieu grouille de vie.

Le marais et ses environs abritent plus 200 espèces.
© Jeanne Fourneau / Reporterre

Le site étant accessible à toute heure, ces créatures côtoient les riverains, les graffeurs, les promeneurs et même des personnes sans domicile, qui trouvent abri sous les alcôves surélevant la ligne de chemin de fer. En enfilant ses affaires, ce matin-là, Mélissa a opté pour un débardeur imprimé d’une tête de tigre. Cette femme « sans chez soi » de 38 ans se présente fièrement comme « la fée du logis ». « Parce que je “suis” du marais, depuis plusieurs années. » Elle est très investie dans la lutte, participe aux « crades party », n’hésite pas à prendre la parole, lors des rassemblements, pour exprimer son attachement à ce lieu.

Elle raconte que dès que son regard plonge dans l’eau, son cœur « se réchauffe ». Les nuits où, sur son matelas, dans sa cahute, l’étang semble se pelotonner contre elle, elle s’endort. Mais l’oreille reste aux aguets, attentive au moindre son étrange porté par le vent. « C’est comme ça, quand on est à la rue. » Elle dit chérir toutes les bestioles de son étang, mais s’il fallait en choisir une, ce serait le moustique. « Tout le monde les déteste ceux-là, alors qu’on a besoin de tout pour faire un monde ! » Elle qui a passé son enfance près de Fosses-la-Ville, dans la province de Namur, ne préfère pas s’épancher sur les raisons qui l’ont poussée aux marges de la société. « Simplement, je ne souhaite à personne de vivre ce que j’ai vécu. J’ai souvent mal, mais au marais, je garde toujours le sourire. »

Mélissa, habitante du marais, débroussaille son coin de potager tout en veillant à laisser les fleurs pour les abeilles.
© Jeanne Fourneau / Reporterre

Elle s’en va en longeant les murs qui soutiennent la ligne de chemin de fer. Là, deux graffeurs sont en plein ouvrage, tandis qu’une enceinte crache la playlist de Radio Nova. « Ça évite les conflits entre nous », se marre Mr.X, artiste urbain de 43 ans. « T’aimes pas Polnareff, hein ? » lance-t-il, casquette à l’envers, à son ami Paul, qui lui répond du tac au tac : « C’est loin d’être le pire de ce que tu écoutes ! »

Le jean de Mr.X est constellé de petites taches de peinture. Ses bombes aérosol sont posées sur le sol. « La semaine passée, je peignais un héron sur ce mur, et un vrai héron me regardait faire, perché sur ce piquet. » Comme le spot est connu, l’échassier a vite été recouvert. « C’est le jeu », souffle-t-il sans regret. Cette fois, il élabore un papillon lumineux, aux ailes bleues et orange, avec des nuances de violet.

« La défense du marais Wiels permet de fabriquer des lieux de cohabitation entre les habitants du quartier et des espèces et écosystèmes privés de lieux de subsistance, renaissant dans les “ruines du capitalisme” : des communs terrestres ou multispécifiques », résume Allan Wei. « Ce qui se joue ici, c’est une expérience qui doit nous montrer le chemin vers un avenir désirable », se félicite Gina. Et elle espère qu’un jour, elle pourra dire au héron et aux cygnons : tout va bien, l’endroit reste à vous !






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