• ven. Juin 28th, 2024

Près de Paris, des fleurs et du compost pour dépolluer les sols


L’Île-Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), reportage

Les tiges de bambou semblent avoir littéralement transpercé le bitume. À leurs sommets, des restes de macadam tiennent en équilibre et sont léchés par de jeunes et frêles feuilles jaunes. Plantée au milieu du parking du projet de ferme écologique et solidaire Lil’Ô, sur L’Île-Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), l’œuvre de Bastien Cuénot baptisée Élévation semble avertir qu’ici, la nature reprend sa place.

Les bambous baignent dans un mélange d’eau stagnante et de terre. « L’eau ne s’infiltre plus, car le sous-sol est complètement imperméable », explique le coordinateur et animateur du lieu, Quentin Metge. En cet après-midi printanier, il accompagne une dizaine de curieux venus visiter la ferme, coincée entre le parc départemental de la commune et la pointe de l’île laissée en libre évolution, le tout classé Natura 2000.

Des plantes qui repoussent le bitume, métaphore de Bastien Cuénot sur les processus à l’œuvre dans les terres dont s’occupe Lil’Ô.
© Mathieu Génon / Reporterre

Cette ancienne friche industrielle de 3,6 hectares est mise à la disposition de l’association Halage depuis 2018 par le conseil départemental. Elle y porte le projet Lil’Ô, lui-même fédérant des activités d’insertion et des initiatives de dépollution des sols. Ferme florale, fabrication de compost, recherche sur la création de « technosols »… Ces projets permettent d’expérimenter des formes de vie écologique sur une île polluée par des années d’exploitation industrielle et qui a longtemps constitué la base arrière du secteur du BTP, tout en œuvrant à l’insertion professionnelle des gens qui y travaillent. Un défi de taille.

« Les terres de remblais qui ont été excavées de Paris ont été entreposées ici »

« Il faut vous imaginer que, pendant des années, les terres de remblais qui ont été excavées de Paris pour construire la ville ont été entreposées ici », raconte le directeur de l’association Halage, Stéphane Berdoulet. Dans les années 1960, l’exploitation industrielle a pris le relais. Résultat : un terrain mêlant gravats, enrobé, goudron, etc. compact et pollué « aux métaux lourds, aux hydrocarbures, au benzène, aux PCB, à la dioxine », détaille Quentin Metge.

La partie de L’Île-Saint-Denis où se trouve Lil’Ô est recouverte des restes toxiques de l’industrie du BTP.
© Mathieu Génon / Reporterre

Après avoir serpenté entre un potager partagé et le compost, la colonne de visiteurs grimpe sur une butte. D’en haut, la vue est imprenable sur la serre florale et des champs encore nus, encerclés par les deux bras de la Seine. « L’idée de cultiver des fleurs et de les proposer fraîches et coupées nous a été apportée par l’un de nos salariés en insertion. Il avait été fleuriste en Arménie pendant vingt-cinq ans », raconte Quentin Metge. La production de fleurs a du sens écologiquement puisque 85 % des fleurs coupées vendues en France proviennent de l’étranger, principalement des Pays-Bas, où elles sont cultivées sous serre chauffée au gaz.

Sur 6 500 m², Fleurs d’Halage produit environ 100 000 tiges par an et livre depuis 2019 en circuit ultracourt les fleuristes franciliens engagés (via le label La fleur française ou en Amap). Le tout grâce au travail d’une trentaine de salariés en contrat d’insertion qui y passent chaque année.

« La température permet de détruire les pathogènes », explique Quentin Metge en reniflant un tas de compost mature.
© Mathieu Génon / Reporterre

Au printemps et à l’automne, les fleurs sont cultivées sous la serre (non chauffée). « En milieu ouvert, le benzène — un gaz polluant cancérogène très volatile — se dégrade rapidement. » Mais, explique Quentin Metge en pénétrant sous la toile, « sous serre, ces polluants ne sont pas ventilés naturellement, ce qui est dangereux pour nos salariés ».

L’association s’est donc résolue à poser une bâche en PEHD — une matière plastique empêchant les gaz de passer —, qu’elle a recouvert de terreau fertile. « Vous êtes donc ici dans une jardinière géante, dit l’animateur. Cela pose de gros problèmes agroécologiques. Les auxiliaires de culture tels les vers de terre ou les cloportes ne peuvent plus pénétrer dans les sols et l’eau ne s’écoule pas correctement, ce qui provoque une prolifération des champignons. »

« Même nos déchets verts contiennent des polluants ! »

Pour y remédier, des lâchers de coccinelles et de nématodes ont été réalisés. L’association hésite aussi à récupérer l’eau de pluie pour l’arrosage. En zone très urbanisée, celle-ci regorge des polluants des routes alentour, l’équilibre est délicat à trouver. « Même nos déchets verts issus des espaces verts des parcs alentour que nous mettons à composter contiennent des polluants ! » précise l’animateur. Un cycle infernal.

Le centre de ce lieu situé entre deux bras de la Seine est occupé par une butte qui domine les environs.
© Mathieu Génon / Reporterre

« Un tiers de la surface de Lil’Ô est recouverte de goudron, dit Quentin Metge. Au départ, nous souhaitions retirer la croûte pour retrouver la terre. » En réalité, le sous-sol est une succession de couches de goudron et de remblais. À proximité de la serre, un trou béant de plusieurs mètres de profondeur laisse justement apparaître les différentes strates de bitumes, gravats et terre entremêlées. Il y en a comme ça « jusqu’à 18 mètres de profondeur », précise Stéphane Berdoulet. « Cela signifiait faire venir de la terre végétale prélevée ailleurs, et reproduire ce modèle prédateur d’extraction en périphérie pour alimenter le centre. »

L’association a préféré miser sur la circularité des matières en décompactant le sol et en apportant du substrat fertile. Celui-ci est produit sur place, par le compostage des déchets verts de la ville mais aussi via les Alchimistes, une société qui transforme des déchets alimentaires en compost.

Au-delà des serres, on aperçoit les terminaux du port de Gennevilliers.
© Mathieu Génon / Reporterre

Sous un soleil timide, plusieurs tas bruns de déchets en décomposition dégagent encore une odeur âcre et légèrement désagréable. Sur l’un d’eux, un thermomètre XXL planté en plein cœur intrigue les visiteurs. Une fumée brouille légèrement l’air au-dessus du talus, témoignant du travail bactérien intense en cours.

« Sentez cette odeur de sous-bois »

« La température permet de détruire les pathogènes », explique l’animateur. Il plonge la main dans le dernier tas. « Celui-là est mature. Sentez cette odeur de sous-bois », dit-il en avançant sa main pleine d’un terreau noir et moucheté.

La grande serre, non chauffée, est remplie de centaines de plants.
© Mathieu Génon / Reporterre

« 1 à 5 cm de sol mettent entre 500 et 1 000 ans pour se régénérer », ajoute-t-il. Avec le projet Faiseurs de terres, Halage accélère le processus : de la terre inerte et des gravats, remblais ou béton concassé issus du secteur du BTP sont mélangés au compost des Alchimistes, pour obtenir un « technosol », qui pourrait être utilisé pour l’aménagement d’espaces verts et pour l’agriculture urbaine.

Deux projets scientifiques, menés en partenariat avec des chercheurs de l’Institut de recherche pour le développement (IRD) et intégrant des salariés en insertion, évaluent en parallèle l’intérêt de ces technosols. Ces expérimentations sont menées à l’autre bout de la ferme, sur les bords de la Seine. Deux salariés sont justement attablés au bord de l’eau, pour une réunion.

« Au départ, nous souhaitions retirer la croûte pour retrouver la terre », explique Quentin Metge. Ils se sont vite aperçus que la couche de goudron et remblais était bien plus épaisse qu’ils ne pensaient.
© Mathieu Génon / Reporterre

Les tomates moins polluées que les carottes

Sur une parcelle, les chercheurs ont montré que les technosols — construits à partir des déchets du bâtiment et du compost — limitent la migration des éléments métalliques dans différents types de légumes. Ils montrent aussi que les légumes fruits sont moins accumulateurs que les légumes racines, qui le sont eux-mêmes moins que les légumes feuilles. En clair, les tomates sont moins polluées que les carottes, elles-mêmes mieux loties que les salades.

« Les grandes lignes sont claires. Mais il faut aussi réfléchir au cycle global, indique Thomas Lerch, chercheur à l’université Paris-Est Créteil Thomas Lerch. Par exemple, les plantes aromatiques sont très accumulatrices. Mais on mange beaucoup moins de thym que de feuilles de salade ! »

Différents mélanges de terre, compost et résidus du BTP sont constitués pour tester les propriétés de sols et « technosols ».
© Mathieu Génon / Reporterre

Le long du chemin, les parcelles expérimentales se succèdent. En contrebas, au bord de l’eau, un chemin plus large encadré d’une végétation luxuriante mène aux espaces festifs : une scène et une guinguette pour venir apprendre ou débattre. L’occasion d’accueillir des écoliers mais aussi les habitants afin d’analyser les risques associés à la pollution, apprendre à les contourner et à vivre avec. Il y a quelques semaines, des arbres fruitiers (pommiers, poiriers, groseilliers, arbres à kiwis) ont été plantés en pleine terre, à proximité de la scène. Ici, la terre est moins polluée. Ils forment une forêt comestible : les premiers fruits sont attendus pour l’automne prochain.


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