• jeu. Sep 19th, 2024

En Cisjordanie occupée, la vie des agriculteurs assiégés


Wadi Fukin et Burin (Cisjordanie), reportage

Une seule route mène encore à Wadi Fukin. Ce village palestinien au sud de Bethléem, en Cisjordanie occupée, est cerné de toutes parts par des colonies israéliennes. Les maisons ocre, toutes identiques, surplombent la vallée arborée vers laquelle serpente notre chemin, le seul encore ouvert. « Ne prends surtout pas de photos ici, les colons pourraient nous tomber dessus », dit le seul chauffeur de taxi qui ait accepté de nous conduire ici. Sa nervosité est croissante. « Récemment, ils ont jeté des pierres sur une voiture de Palestiniens, les enfants ont failli mourir. »

Après avoir passé des checkpoints et les murs oppressants des colonies, nous arrivons à Wadi Fukin, village d’irréductibles Palestiniens : détruit par l’armée israélienne en 1948 puis de nouveau dépeuplé lors de la guerre de 1967, il a été reconstruit deux fois par ses habitants. « Nous vivons maintenant dans une prison à ciel ouvert », s’exclame Ibrahim Manasra, agriculteur et responsable local du Arab Group for the Protection of Nature (APN, « groupe arabe pour la protection de la nature »), en guise de bienvenue. Le soulagement d’être arrivé laisse, en effet, vite place à un sentiment d’étouffement : les 1 400 habitants palestiniens de Wadi Fukin sont « totalement emmurés, encerclés », selon ses mots.

Ibrahim Manasra sur le toit de sa maison, avec vue sur la colonie israélienne illégale de Betar Illit, le 12 mars 2024.
© Philippe Pernot / Reporterre

Une vie sous cloche

Au sud, les 60 000 colons, majoritairement des juifs hassidiques ultra-orthodoxes, de Betar Illit, colonie fondée en 1980. Au nord, la « ligne verte » qui trace la frontière entre Israël et la Cisjordanie, et la ville israélienne de Tzur Hadassah, construite en 1956 sur des villages palestiniens dépeuplés — et qui ressemble à s’y méprendre à une colonie. Ces enclaves font partie du bloc de 37 colonies de « Goush Etzion » autour de Bethléem, qui vise à isoler la ville de naissance de Jésus du reste de la Palestine. Ainsi, Wadi Fukin a perdu 87 % de ses terres. « Israël prévoit de construire une nouvelle route pour ses colons à travers la vallée : il ne nous restera que 1 500 dunam [150 hectares] de terrain », s’insurge Ibrahim Manasra.

© Louise Allain / Reporterre

Les attaques de colons sont monnaie courante. « Ils s’en prennent aux enfants qui vont à l’école, ou viennent carrément se baigner dans nos sources, armés », décrit-il. Comme si cela ne suffisait pas, les colons de Betar Illit déchargent leurs déchets dans les champs des Palestiniens, et l’armée israélienne est omniprésente. « Des soldats sont là tous les jours, avec des drones », explique-t-il. Parfois, ils procèdent à des arrestations arbitraires, comme quand deux hommes de Wadi Fukin ont été arrêtés début juin. Parfois, ils démolissent des maisons : le frère d’Ibrahim Manasra a perdu la sienne en novembre dernier quand un bulldozer israélien l’a réduit en poussière. Il n’en reste que des gravats.

« La vie est vraiment difficile ici. Deux petits supermarchés arrivent encore à s’approvisionner, mais le centre de soins a fermé au début de la guerre à Gaza : on est obligés d’aller à Bethléem », explique l’agriculteur. Après l’attaque du Hamas contre Israël le 7 octobre 2023, les habitants de Wadi Fukin se sont retrouvés coupés du monde quand les colons ont fermé la route, treize jours d’affilée. « On allait à Nahhalin [un village voisin situé de l’autre côté de Betar Illit] à pied pour chercher des médicaments », se souvient Ibrahim Manasra : un trajet de presque deux heures pour moins de 2 kilomètres à vol d’oiseau.

Face à l’isolation, la solidarité

En sus, Wadi Fukin souffre de la crise économique qui ravage la Cisjordanie. Après le 7 octobre, 200 000 Palestiniens qui travaillaient en Israël se sont retrouvés sans emploi quand le gouvernement de Benjamin Netanyahu a gelé leurs permis. Depuis, le PIB de la Cisjordanie a chuté de 22 % et le chômage atteint un tiers de la population active. « Je dirais qu’à peu près la moitié des travailleurs de Wadi Fukin ont perdu leur emploi [en Israël]. Ceux qui ont des champs continuent de se nourrir, mais les autres n’ont plus rien », soupire Ibrahim Manasra.

Alors, la terre est tout ce qu’il leur reste — ainsi que la solidarité. « On se serre les coudes car personne ne vient nous aider. Par exemple, je nourris plusieurs de mes voisins avec mes fruits et légumes », explique l’agriculteur, qui décharge une centaine de jeunes pousses de goyaves d’un camion pour les planter à Wadi Fukin. Elles proviennent de l’APN, l’organisation pour laquelle il travaille, qui a lancé une campagne de reforestation de 3 millions d’arbres fruitiers depuis l’an 2000. « Pour chaque arbre déraciné par les Israéliens, on a décidé d’en replanter dix. »

Ibrahim Manasra, agriculteur, décharge des jeunes pousses de goyaves afin de les planter dans les champs à Wadi Fukin, le 12 mars 2024.
© Philippe Pernot / Reporterre

Comme la plupart des villages agricoles de Cisjordanie, l’immense majorité du territoire de Wadi Fukin est situé en zone C (61 % de la Cisjordanie) — entièrement sous contrôle militaire israélien. « Ils nous interdisent de construire des serres ou des puits sans permis, mais ne nous les accordent jamais. » L’Autorité palestinienne de Mahmoud Abbas, qui gouverne la zone A (18 % de la Cisjordanie), est aux abonnés absents — et conspuée pour sa corruption, son autoritarisme et sa collaboration avec Israël (en zone B, sur 22 % de la Cisjordanie).

Une piscine d’irrigation, dans laquelle des colons israéliens armés viennent parfois se baigner, à Wadi Fukin.
© Philippe Pernot / Reporterre

Une Palestine démembrée

Le territoire Palestinien est, depuis les accords d’Oslo de 1993, morcelé en petits îlots, des prisons à ciel ouvert isolées. Quand les colons bénéficient de routes neuves et directes, les Palestiniens doivent contourner les 145 colonies illégales et presque 800 checkpoints, obstacles et barrages pendant des heures. Chaque déplacement est un parcours du combattant que les 2 millions de Palestiniennes et Palestiniens en Cisjordanie vivent quotidiennement : files d’attente interminables et interrogatoires aux checkpoints israéliens, humiliations, arrestations arbitraires, insultes, coups, routes fermées arbitrairement…

C’est ainsi qu’un trajet de Bethléem vers Burin, près de Naplouse, qui mettrait deux heures à un Israélien, peut prendre plus de cinq heures à un Palestinien. Quand nous arrivons enfin au petit village agricole de 4 000 habitants, l’ambiance est morose. Un garçon de 10 ans a été tué par l’armée israélienne deux jours plus tôt, alors qu’il attendait dans la voiture que son père finisse les courses pendant que des échauffourées se produisaient à proximité. Une balle en pleine tête.

Ce genre d’incidents sont fréquents en Cisjordanie, où plus de 520 Palestiniens ont été tués par l’armée ou des colons depuis le 7 octobre — la pire année des annales, dans ce que certains nomment « une seconde Nakba » (« catastrophe »), nom donné à l’exode massif des Palestiniens après la guerre israélo-arabe de 1948.

Une route de contournement, réservée aux Palestiniens, passe en dessous d’une colonie israélienne près de Jérusalem.
© Philippe Pernot / Reporterre

« À Burin, les attaques sont quotidiennes, et pas juste depuis la guerre : nous sommes sous siège depuis 1982 », explique Ghassan al-Najjar, jeune agriculteur et activiste du village. Le calvaire a commencé quand des colons ont fondé la colonie de Yitzhar, sur une colline en face de Burin. Deux autres colonies et des dizaines d’avant-postes ont suivi, encerclant le village.

« Ce sont les colons les plus extrémistes de tout le pays, nous vivons une guerre cachée, affirme Ghassan al-Najjar, avec qui Reporterre s’était déjà entretenu en novembre dernier. Ils m’ont attaqué plusieurs fois, mes serres, mes champs. Maintenant, ils m’interdisent accès aux terres au-delà de 100 m du village. Je ne peux plus irriguer mes tomates, elles sont en train de mourir. On a perdu 70 % de nos récoltes. »

Ghassan al-Najjar, agriculteur et activiste, montre une photo de lui lors d’une de ses huit arrestations par des soldats israéliens.
© Philippe Pernot / Reporterre

Pour faire front, 25 jeunes femmes et hommes de Burin ont fondé leur coopérative agroécologique en 2020. « On fait tout pousser biologiquement, de manière lente et raisonnée, juste avec nos mains. Et on se considère socialistes, c’est-à-dire qu’on redistribue 15 % de nos profits aux familles dans le besoin », explique-t-il fièrement. Face à la recrudescence des raids, ils essaient maintenant de former un groupe de « vigiles » pour prodiguer des premiers soins et organiser la défense du village. « On n’a pas d’autre choix que de résister à l’apartheid. On n’a pas besoin d’armes : travailler la terre, éduquer notre communauté, tout cela c’est la résistance. »




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