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Éterniser des fraternités, par Marina Da Silva (Le Monde diplomatique, juillet 2023)

ByVeritatis

Juin 26, 2024


Fictions nourries du réel, réel aux allures quasi épiques… Le monde du travail et des travailleurs inspire de plus en plus souvent les récits d’aujourd’hui. À Paris, en mars 2015, Narval et ses camarades attendent l’« arrêt de la chambre criminelle de la plus haute juridiction de l’ordre judiciaire de ce pays », sur un pourvoi qu’ils ont formé pour homicides et blessures involontaires. Ils demandent réparation et reconnaissance de la responsabilité des dirigeants de l’entreprise et des pouvoirs publics qui les ont exposés à l’amiante alors qu’ils en connaissaient la toxicité. Nombre d’entre eux sont tombés malades, d’autres sont morts.

Tout a commencé à La Seyne-sur-Mer, en 1972. Narval a alors 21 ans. Il est ouvrier aux Chantiers navals, comme son père. Jusqu’à sa fermeture, en 1987, et pendant près de cent quarante ans, cette entreprise a fait battre le pouls économique de la ville. On était des Chantiers « comme on est d’un pays, d’une région, avec sa frontière ». De notre monde emporté (1), le quatrième roman de Christian Astolfi, avec puissance et pudeur, s’inscrit dans le patrimoine des histoires qui décrivent de l’intérieur les vies laborieuses, les luttes, les amours, les amitiés, ces vies dures mais où la solidarité et la fierté d’appartenir à une même classe l’emportaient. La disparition d’un travail où se forgeait une conscience collective va correspondre à la pulvérisation des attentes suscitées par l’élection de François Mitterrand en 1981. Pour Narval, après cette fraternité de destin qui s’éteint, l’écriture sera le seul antidote au désespoir.

Émilie Tôn, elle, retrace la vie de son père, devenu ouvrier en Lorraine (2). Liêm est né à Saïgon en 1961, dans une famille de la minorité musulmane cham. Son enfance est marquée par un effroyable périple entre Vietnam et Cambodge pour fuir la faim, la discrimination religieuse et les exactions. Il quitte définitivement le Vietnam en 1980. À son arrivée en France, il doit lutter sur tous les fronts pour survivre, comme tant d’autres qui « inspirent de la compassion à la télé et de la méfiance dans la réalité ». Ce sera d’abord la clandestinité, la débrouillardise sous toutes ses formes, jusqu’à l’embauche à l’usine, au moment de la première marche pour l’égalité, en 1981. Entre les trois-huit qui détruisent le corps et l’esprit, le travail éreintant et la vie en foyer, jusqu’à la régularisation, le mal du pays et de la langue, il plonge dans une dépression sévère. Sa rencontre en 1986 avec celle qui deviendra la mère de l’auteure lui ouvrira un nouvel horizon. En mettant en mots l’histoire de son père, Émilie Tôn relie l’exil, la condition ouvrière et le racisme en France.

Cette condition ouvrière est aussi incarnée par Robert Dussart. Née en 1921, cette figure du syndicalisme a aussi dirigé le Parti communiste belge (PCB). Son parcours, retracé par l’historien Adrian Thomas, est lié à l’histoire des Ateliers de constructions électriques de Charleroi (ACEC) — aujourd’hui rachetés par le groupe Alstom (3). Fondés en 1881, ces Ateliers embauchent des milliers d’ouvriers dans leurs diverses usines à travers toute la Belgique. Dussart est employé durant cinquante ans dans la plus grande, à Charleroi, traversant ainsi un demi-siècle d’histoire ouvrière depuis la guerre jusqu’aux grèves les plus radicales. Militant infatigable et orateur hors pair, il a consacré sa vie aux luttes sociales et politiques dans une exigence d’autonomie, et marqué durablement l’histoire de Charleroi, de la Fédération générale du travail de Belgique (FGTB) et du PCB.



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