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Kafka rêve, par Paloma Hermine Hidalgo (Le Monde diplomatique, juillet 2023)

ByVeritatis

Juin 27, 2024


En 1924, peu avant sa mort, Franz Kafka demande à son ami et éditeur Max Brod — qui s’en gardera — de brûler son œuvre. À la fin de sa vie, en 1968, Brod désigne sa secrétaire comme exécutrice testamentaire. Elle puis ses filles choisiront de mettre en vente les manuscrits. L’État israélien saisit, en 2007, le tribunal de Tel-Aviv pour que la succession littéraire soit attribuée à la Bibliothèque nationale d’Israël. L’auteur et journaliste israélo-américain Benjamin Balint éclaire les enjeux de cette revendication (1) : les écrits de Kafka appartiennent-ils à la littérature germanophone ou à l’État qui entend représenter tous les Juifs ? L’universalisme de l’écrivain tchèque passe-t-il par un particularisme juif ? Kafka, dans son Journal de 1914, écrivait : « Qu’ai-je de commun avec les Juifs ? C’est à peine si j’ai quelque chose de commun avec moi-même… »

Brod conserva également ses fort singuliers dessins, mêlant réalisme et fantastique, tragique et grotesque. En 2019, plus d’une centaine, jusqu’alors tenus secrets dans une banque de Zürich, furent mis au jour. Un livre précieux — qui accueille également les contributions de l’universitaire Andreas Kilcher pour les contextualiser, et de la philosophe Judith Butler pour étudier leur représentation du corps — les rend pour la première fois visibles (2). Certains sont autonomes ; d’autres sont issus de la correspondance de Kafka, de ses journaux et notes, de 1909 à 1924 ; un troisième ensemble offre une sélection des esquisses qu’il exécutait en rédigeant ses textes. L’artiste Pavel Schmidt en propose un utile catalogue raisonné.

Souvent, le carnet de croquis révèle le primat du dessin sur l’écrit dans la tentative de transmettre les images des rêves. Leur transcription scripturale devait pourtant, elle aussi, constituer pour Kafka « une méthode d’élaboration de ses objets littéraires », analyse Stéphane Nadaud (3). Ces textes, agencés et commentés par Félix Guattari, sont disséminés dans le Journal et la Correspondance de 1910 à 1924. Kafka s’est toujours méfié des interprétations psychanalytiques ou théologiques : loin de tout narcissisme, sa propre pensée du rêve signale une ouverture sur un « air du temps », « incarnant de nouveaux gestes et réflexes d’un socius basculant de plus en plus sous l’emprise des bureaucraties montantes ».

De fait, c’est dans l’invisible du domaine psychique que la richesse de son existence s’est essentiellement déployée. Ce que met en lumière Le Temps des décisions, premier volet de la prodigieuse trilogie biographique de Reiner Stach, l’un de ses plus remarquables spécialistes (4). Ce vaste « essai-récit » débute à la fin de l’adolescence de Kafka, quand commencent les journaux qui nous sont parvenus ; la période suivante, jusqu’aux premiers mois de la guerre mondiale, est la mieux documentée et assurément la plus cruciale ; Kafka traverse entre 1912 et 1914 deux phases créatrices des plus fertiles, dont proviennent plusieurs récits achevés et deux des trois fragments romanesques connus, ainsi que sa plus riche correspondance : les lettres à Felice Bauer. Conflit avec le père, judéité, maladie, sexualité, statut d’employé, processus créatif… Analysant les points de tension de cette destinée, c’est une fine « ligne de crête » qu’emprunte Stach : d’une part un bilan existentiel aride, si l’on considère la piètre « demi-vie » de Kafka, mort à 40 ans ; d’autre part « une soumission aveugle à son aura, où l’on néglige de se demander au prix (…) de quelle misère s’achète une œuvre aussi unique ».

(1Benjamin Balint, Le Dernier Procès de Kafka. Le sionisme et l’héritage de la diaspora, La Découverte, Paris, 2021, 288 pages, 12 euros.

(2Andreas Kilcher (sous la dir. de), Les Dessins de Kafka, Les Cahiers dessinés, Paris, 2021, 336 pages, 35 euros.

(3Félix Guattari, 65 rêves de Franz Kafka, présentation de Stéphane Nadaud, Lignes, Paris, 2022, 96 pages, 6 euros.

(4Reiner Stach, Kafka, tome premier : Le Temps des décisions, Cherche Midi, Paris, 2023, 956 pages, 29,50 euros. Cf. aussi Franz Kafka, Journaux et lettres III, IV (1897-1924), Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 2022.



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