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Lutte des classes et combats féministes, par Hélène-Yvonne Meynaud (Le Monde diplomatique, juillet 2023)

ByVeritatis

Juin 27, 2024


Dans la Florence de la Renaissance, les hommes mariés tiennent des « livres de famille » : des cahiers où sont consignés les événements affectant leur parentèle, les comptes de leur commerce, etc. Ces documents rédigés quotidiennement sont les garants de l’honneur de la famille et destinés à être transmis exclusivement à leurs héritiers mâles. Christiane Klapisch-Zuber, historienne du genre et du social, détaille des études de cas — les cahiers d’un aristocrate florentin, d’un maçon bolonais… — et repère dans ces ricordanze l’écho des voix des femmes, parfois consultées par leur mari ou leur fils pour tracer l’histoire de la famille, devenant « passeuses de mémoire, gestionnaires des souvenirs (1) ». De rares femmes alphabétisées, en l’absence des hommes, reprennent la direction des affaires et l’écriture des cahiers. Mais les questions comptables vont évoluer vers plus de sophistication, ce qui les en éloignera.

Christine de Pizan est un splendide contre-exemple. Née à Venise en 1364, élevée à la cour du roi de France, elle bénéficiera d’un apprentissage culturel complet. Le philosophe Norbert Campagna introduit à son œuvre et à sa pensée politique (2). Auteure de nombreux poèmes (notamment de ballades restées longtemps célèbres) et d’ouvrages de philosophie politique, elle plaide pour la reconnaissance des capacités des femmes et pour qu’elles disposent des mêmes opportunités que les garçons. Jeune veuve, elle vivra de sa plume, au gré des commandes. Tout en affirmant sa foi catholique, dans ses traités en vers et en prose, elle souhaite moraliser la politique et « enseigner aux hommes les vertus qui correspondent à leur rang social ».

Luttes de femmes, lutte de classes… Dans l’ouvrage collectif qu’elle a dirigé, Suzy Rojtman retrace cinquante ans d’histoire militante féministe construite dans cette double radicalité (3). Actrice de ces luttes, elle réunit des textes de militantes, de la naissance du Mouvement pour la libération des femmes (MLF) à la création du Collectif national pour les droits des femmes (CNDF) et aux femmes « gilets jaunes »… À partir des années 1970, on assiste à une foisonnante création de comités dans les entreprises et les quartiers, comme les Pétroleuses clamant au Salon des arts ménagers en 1975 que « Non, Moulinex ne libère pas la femme ». Les positions des syndicats, partis, groupes d’action sont passées au crible. Danièle Kergoat dans sa partie éclaire par son analyse de la lutte des infirmières en 1988 les mécanismes du triple système de la domination masculine, en montrant l’imbrication des rapports sociaux de classe, de sexe et de race. Pourtant, Rojtman déplore que les militantes aujourd’hui « constituent un patchwork de luttes dispersées », où le conflit de classe n’est plus central.

C’est la détérioration constante des conditions de travail des femmes, cibles centrales des contre-réformes, qu’analyse la sociologue Odile Merckling (4) : émiettement de l’emploi, précarisation, multiemploi et pluriactivité, protections sociales en baisse, salaires déplorables. Elle propose, à l’issue d’une enquête de terrain sur plusieurs luttes (intermittentes du spectacle, travailleuses de services à la personne, etc.) et d’une réflexion sur le revenu complémentaire dans un contexte d’emploi discontinu, de créer un statut de vie sociale et professionnelle. Une Sécurité sociale universelle dont l’assurance-chômage serait une cinquième branche. La garantie d’un revenu en droit propre pour choisir librement son travail, son mode de vie, son lieu d’habitat.

(1Christiane Klapisch-Zuber, Florence à l’écritoire. Écriture et mémoire dans l’Italie de la Renaissance, Éditions de l’EHESS, Paris, 2023, 253 pages, 12 euros.

(2Norbert Campagna, Christine de Pizan. Une conseillère des Princes, Michalon, Paris, 2023, 125 pages, 12 euros.

(3Suzy Rojtman (sous la dir. de) Féministes ! Luttes de femmes, lutte de classes, Syllepse, Paris, 2022, 360 pages, 20 euros.

(4Odile Merckling, Femmes, chômage et autonomie. Des droits sociaux pour abolir la précarité et le patriarcat, Syllepse, Paris, 2023, 18 euros.



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