• mar. Juil 2nd, 2024

En terres rurales, « les oubliés de la politique » prêts à choisir le RN


La Ferté-Gaucher (Seine-et-Marne), reportage

On n’avait jamais vu autant de banques différentes (six !) dans une zone aussi restreinte. Dans le minuscule centre-ville de La Ferté-Gaucher (Seine-et-Marne), à environ 80 kilomètres de Paris, les devantures d’agences bancaires, omniprésentes, côtoient quelques petits commerces dont certains semblent fermés depuis un siècle. Nous sommes le 24 juin, le soleil tape fort et, assis devant un expresso sur la terrasse du Café de La Poste, Michel nous montre du doigt chaque établissement. « Vous voyez le CIC ? Avant, c’était un bar. Le Crédit agricole ? C’était un marchand de meubles… Aujourd’hui, à La Ferté, il n’y a plus que des banques, des assureurs et des agences immobilières », déplore-t-il, sous le regard approbateur de ses amis.

Né dans cette commune calme de 4 800 habitants, où le Rassemblement national (RN) a obtenu 47,43 % des voix aux élections européennes du 9 juin, le retraité de 78 ans a vu La Ferté Gaucher changer au fil des décennies, passant de « pôle d’attraction » à ville de plus en plus enclavée. Fin des grandes foires populaires où Annie Cordy, Pierre Perret ou encore Dalida donnaient des concerts dans les champs alentour, arrivée des hypermarchés, fermeture des petites exploitations agricoles mais aussi de la ligne de chemin de fer…

Michel ne reconnaît plus les lieux où il a grandi et où, jeune homme, il aimait refaire le monde et jouer au babyfoot avec ses copains. « Ici, à la campagne, on est un peu les oubliés de la politique : les élus, que l’on ne voit jamais, ne savent pas ce qu’on vit », abonde un de ses amis. Avant d’ajouter cette phrase, devenue un classique de la rhétorique d’extrême droite : « Et puis, il faut bien le reconnaître : on n’est plus chez nous. »

Le centre-ville de La Ferté-Gaucher, avec son Café de La Poste.
© NnoMan Cadoret / Reporterre

Ce sexagénaire au rire facile, qui auparavant votait « à droite », soutiendra le RN aux élections législatives anticipées des 30 juin et 7 juillet prochains. « J’ai envie que les choses changent : cela fait des années que les gens votent pour la gauche, pour la droite, et rien ne se passe. Pourquoi ne pas essayer ? » dit-il. Aux européennes, il avait déjà plébiscité la liste de Jordan Bardella (de son côté, Reconquête ! a reçu 7,20 % des voix). Alors que la Seine-et-Marne était traditionnellement acquise à la droite, le RN est aussi arrivé en tête dans le département avec 33,71 % des suffrages (5,35 % pour Reconquête !).

L’attrait pour l’extrême droite n’est toutefois pas nouveau à La Ferté-Gaucher : au second tour de l’élection présidentielle de 2022, Marine Le Pen avait obtenu 59,08 % des voix dans cette commune rurale en proie à de grandes difficultés sociales. Ici, le revenu annuel médian est de 19 200 euros par personne, contre 23 160 à l’échelle de la France. Côté emploi, la situation n’est guère plus réjouissante : en 2020, le taux de chômage pointait à 19,3 %, contre 8 % au niveau national.

« Il n’y a quasiment pas d’emplois »

« On travaille pour vivre, pas pour survivre. Pourtant, on galère : tous les prix ont augmenté », indique Khokha, infirmière intérimaire rencontrée en bas de chez elle, non loin du centre-ville, alors qu’elle mettait une pastèque dans le coffre de sa voiture.

Cette femme d’origine kabyle, qui « vote à gauche d’habitude » mais est encore indécise pour les législatives à venir, cite un à un les problèmes rencontrés par les habitants. Aller chez un médecin généraliste voire, comble du luxe, chez un spécialiste ? Compliqué quand on vit dans un désert médical. Faire quelques brasses à la piscine ? Impossible : celle-ci, fermée depuis plusieurs années, n’a jamais rouvert. Proposer des loisirs et des activités à ses enfants ? Peut-être peuvent-ils s’amuser à découvrir le métier de banquier…

Bref, Khokha, qui ne votera pas pour le RN« un parti qui a des idées fascistes » —, estime elle aussi que l’État a délaissé les Fertois. « Par exemple, on n’est pas si loin que ça de Paris, et pourtant ça prend 2 heures à 2 h 30 en transports en commun d’y aller ! Au moment des études supérieures de ma fille, on a dû batailler pour qu’elle ait une chambre étudiante dans la capitale : comment aurait-elle fait, sinon, pour aller à la fac ? » explique celle pour qui la percée de l’extrême droite n’est pas liée au « racisme », mais plutôt au fait que « les gens veulent mettre un coup de pied dans la fourmilière »

La gare, à l’abandon.
© NnoMan Cadoret / Reporterre

« Les habitants ressentent un fort sentiment d’abandon. À la mairie, on essaie de prendre le problème à bras le corps, mais l’économie est totalement en panne, et il n’y a quasiment pas d’emplois », raconte Dominique Frichet, première adjointe de la mairie divers droite de la ville. L’élue milite ainsi au sein de l’association Grand Morin Trans’fer pour la réouverture de la ligne ferroviaire qui, jusqu’en 2002, reliait La Ferté-Gaucher à Coulommiers, une ville voisine de 15 000 habitants [1]. Une bonne façon, selon elle, de réattirer les entreprises dans le coin, mais aussi de faciliter le quotidien et la mobilité des Fertois.

Reporterre, qui a fait l’aller-retour en transports en commun entre Paris et La Ferté-Gaucher, a pu constater le chemin de croix qu’un tel trajet représente : le transilien P, qui met plus d’une heure à relier la capitale à Coulommiers, ne passe pas souvent, de même que les bus circulant entre Coulommiers et La Ferté-Gaucher. « La ville est totalement enclavée, ajoute Dominique Frichet. Les habitants, qui travaillent majoritairement en dehors de la commune, doivent donc prendre la voiture, alors que le prix de l’essence a beaucoup augmenté. Tout cela explique également le vote en faveur du RN. »

À La Ferté-Gaucher, le RN a obtenu 47,43 % des voix aux élections européennes.
© NnoMan Cadoret / Reporterre

« L’immigration doit être contrôlée »

Si les Fertois se sentent mis de côté par les pouvoirs publics, certains estiment que les grands gagnants de la situation seraient les personnes issues de l’immigration. « Sur le terrain, des gens nous alertent à raison sur la disparition des services publics en Seine-et-Marne et nous racontent leur impression d’être considérés comme des sous-citoyens. En parallèle, ils nous disent que l’État n’aide que les étrangers, ce qui est faux. On voit là l’influence des médias mainstream, TF1, BFM, CNews qui, à longueur de journée, parlent d’immigration. Notre rôle est d’aller voir les habitants, de leur expliquer ça, mais aussi de démonter les mensonges du RN », nous dit par téléphone Mathieu Garnier, candidat du Nouveau Front populaire (NFP) dans la circonscription.

La députée sortante Les Républicains (LR), Isabelle Perigault, est candidate à sa réélection. À La Ferté-Gaucher, dans l’espace public, l’imminence des élections législatives ne se fait en tout cas pas sentir : seulement trois affiches électorales — pour le NFP, LR et le RN — et deux collages de l’union de la gauche sont visibles près de l’Hôtel de Ville.

En ville, rares sont les affiches pour l’union de la gauche.
© NnoMan Cadoret / Reporterre

« Ma mère a 485 euros nets de retraite, alors que les immigrés, eux, c’est parfois 800 euros, 1 200 euros d’aides par tête de pipe », lance par exemple un commerçant de la ville, qui votera pour Bardella aux législatives. Selon ce quadragénaire, qui ne cache pas son exaspération, les communes rurales et surtout leurs habitants sont totalement méprisés par la classe politique et les médias.

« Les Parisiens prennent les gens d’ici pour des gueux : on nous traite de fascistes, de nazis, parce qu’on vote RN. La blague : mes deux grands-pères se sont battus contre les nazis, et l’un d’eux a été déporté pendant plusieurs années au camp de Dachau. Je vous le dis : ce qui va se passer à terme, c’est la sédition des petites métropoles », affirme-t-il, avant une référence guère amène à Nahel, jeune homme racisé tué à bout portant par un policier en juin 2023. Le sexagénaire du Café de La Poste, lui aussi, estime que « l’immigration doit être contrôlée » : « Je ne suis pas pour laisser crever les gens, et les aider est une chose, mais pourquoi ne fait-on pas pareil pour nos chômeurs ? Par ailleurs, ici, il y a beaucoup de logements sociaux qui accueillent ces personnes : pourquoi bénéficient-elles de ce dispositif, et pas les autres habitants ? »

« Des personnes âgées ont une certaine appréhension en nous voyant »

Selon Dominique Frichet, environ 600 logements sociaux sont implantés à La Ferté-Gaucher. Si, à la base, ils étaient occupés par les ouvriers de l’usine Villeroy et Boch, située dans la commune, ou encore par ceux de l’usine Arjowiggins Security, située dans la ville voisine de Jouy-sur-Morin, ce n’est plus le cas aujourd’hui.

« Depuis la fermeture de ces deux usines en 2019, ces logements sociaux servent notamment à accueillir des personnes bénéficiaires du droit au logement opposable (Dalo), qui sont envoyées ici parce qu’il n’y a pas de place ailleurs en Île-de-France. Il s’agit de personnes qui viennent souvent de zones urbaines et qui sont dans des situations sociales très compliquées, sans que l’on puisse bien les accompagner, faute de moyens. Leur intégration ici est donc un peu difficile, et cela crée parfois du ressentiment chez les habitants », note l’élue, qui travaille au Centre communal d’action sociale de la ville.

Neffsatou : « Elles vont bien finir par nous accepter ! »
© NnoMan Cadoret / Reporterre

« Quand on les croise [les habitants] au marché ou dans la rue, on voit bien que des personnes âgées ont une certaine appréhension en nous voyant : elles ont des regards insistants. Mais elles vont bien finir par nous accepter ! » espère la volubile Neffsatou, une jeune femme noire qui, au-dessus de ses grandes lunettes de soleil, porte un voile.

Arrivée dans la commune il y a environ un an après avoir vécu en Seine-Saint-Denis, cette mère de trois enfants, électrice de gauche, vit justement dans un logement social. Situé sur les hauteurs de la ville, près d’un grand Super U accessible plus rapidement via un chemin tracé à travers de hautes herbes, son appartement fait partie d’un lot de résidences HLM sorties de terre en avril 2023. 

Maximilien : « Je veux essayer de montrer l’exemple, montrer que l’on peut s’en sortir malgré son passé. »
© NnoMan Cadoret / Reporterre

Maximilien, 38 ans, vit également dans l’un de ces logements. Rencontré dans un petit parc situé derrière un supermarché Action, cet homme émacié, qui ne vote plus, raconte une vie faite de drames personnels, de galères et de nuits avec le 115. « Je veux essayer de montrer l’exemple, montrer que l’on peut s’en sortir malgré son passé, et donner de la force à ceux qui n’en ont plus. Je me suis réinscrit à Pôle emploi, mais pour l’instant ça n’avance pas », indique celui dont le crâne blanc et glabre commence à rougir sous les effets des rayons du soleil. Au fond, que les gens soient issues ou non de l’immigration postcoloniale, les difficultés et la misère sociale n’épargnent personne à La Ferté-Gaucher.



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