• lun. Juil 8th, 2024

« Comment peut-on nier l’existence de l’élevage industriel en France ? »


Jean-Marc Gancille est essayiste, auteur de Comment l’humanité se viande — Le véritable impact de l’alimentation carnée, éd. Rue de l’Échiquier, 2024


En marge de l’examen du projet de loi d’orientation pour la souveraineté agricole, finalement adopté le 28 mai 2024, le ministre de l’Agriculture, Marc Fesneau, a affirmé que l’élevage industriel n’existait pas en France. De tels propos avaient déjà été tenus par Jean-Baptiste Moreau, un temps député de la majorité avant de devenir officiellement lobbyiste.

Pourtant l’élevage industriel existe bien en France, même s’il n’a gagné notre pays qu’après la Seconde Guerre mondiale. Sa terre natale, c’est l’État du Delaware, aux États-Unis : Celia Wilmer Steele en aurait été la pionnière. En 1923, elle décida d’élever pour leur viande 500 poussins livrés à sa ferme par erreur. Elle les nourrit au grain additionné de vitamines et rendit sa petite entreprise si rentable qu’en 1926 elle monta un poulailler de 10 000 places.

Après-guerre, la France voulait avec l’Europe retrouver une autosuffisance alimentaire par une politique agricole offensive. L’amélioration des rendements céréaliers alimentant de nouveaux élevages « optimisés » fit baisser les coûts, encourageant ainsi la demande : de 37 kilos par habitant en 1950, la consommation de viande grimpa à 85 kilos en 1975 – en parallèle, le nombre de bouches à nourrir augmenta avec le baby-boom. Les marchés internationaux s’ouvrirent grâce au développement du transport frigorifique et la France devint le troisième exportateur mondial de produits agricoles.

L’industrie de l’élevage a gagné toute la campagne française

Dans les années 1950, en France, une exploitation de quelques centaines de poulets aurait été qualifiée d’« industrielle ». Mais aujourd’hui, l’élevage traditionnel de volailles, cochons ou lapins a quasiment disparu. Il ne concerne plus que des herbivores tels que vaches et moutons, qui ne représentent qu’un centième du milliard d’animaux abattus en France chaque année.

Devenue hégémonique dans les campagnes, et après avoir opéré un glissement sémantique, l’« industrie de l’élevage » ne désigne souvent plus que les installations relevant de la directive européenne sur les émissions industrielles, véritables « fermes-usines » concentrant plus de 800 bovins engraissés, 2 000 cochons, 20 000 lapins et 40 000 poulets. Et notre territoire dénombre plus de 3 000 de ces méga-exploitations.

Cela dit, l’élevage industriel est une réalité bien plus large, caractérisée par l’organisation industrielle du travail appliquée à l’élevage, c’est-à-dire par la recherche d’une baisse des coûts de revient à tout prix en augmentant la productivité par animal, par kilo d’aliment, par mètre carré de surface et par heure de travail.

Des poulets Ross 308, le nom de leur souche génétique. Ils grossisent extrêmement vite, ce qui conduit à des problèmes d’articulation, des maladies cardiaques et pulmonaires, etc.
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En première ligne de cette industrialisation vient l’optimisation scientifique des animaux. Au milieu du XVIIIᵉ siècle, deux agronomes britanniques, Robert Bakewell et Thomas Coke, ont introduit l’élevage sélectif par la consanguinité pour stabiliser certaines qualités, réduisant ainsi la diversité génétique. Ce travail s’est poursuivi, si bien que les vaches laitières produisent cinq fois plus de lait qu’au début du XXᵉ siècle et que les poulets grossissent quatre fois plus vite qu’en 1950. 

Nourriture enrichie, promiscuité et mutilations

Seconde caractéristique de l’élevage industriel : l’abandon des pratiques traditionnelles pour l’adoption de conduites d’élevage « modernes », permises par les avancées scientifiques, particulièrement la zootechnie. Depuis des millénaires, les animaux étaient élevés dans des conditions proches de leurs besoins naturels et formaient des groupes sociaux ne dépassant pas 50 individus, qui parcouraient les basses-cours ou les environs des corps de ferme pour se nourrir.

L’amélioration des rendements céréaliers a permis de concentrer des centaines, voire des milliers d’animaux dans des hangars en leur donnant une nourriture enrichie pour accélérer leur croissance. La promiscuité provoquant des agressions, on a alors décidé de les mutiler en leur meulant les dents, en leur coupant le bec ou encore la queue. On a encagé les truies dans des cages de gestation à peine plus larges qu’elles pour éviter qu’elles écrasent leurs petits, accident jamais observé en milieu naturel. 

Le troisième élément distinguant l’élevage industriel de l’élevage traditionnel relève de l’organisation économique de la filière, c’est-à-dire de l’inclusion de la ferme dans une filière industrielle. Dès le XIXe siècle, l’amélioration du transport de marchandises a permis aux exploitations de se spécialiser, ne produisant souvent plus qu’un seul produit. Certains acteurs de la production animale se sont cantonnés dans la reproduction et la vente des juvéniles, alors que d’autres se spécialisaient dans l’engraissage.

Les coopératives, devenues des mastodontes contestés par les agriculteurs eux-mêmes, sont liées aux grandes centrales d’achat et poussent sans cesse leurs membres à moderniser les outils de travail pour s’adapter à une concurrence de plus en plus rude. Elles dépossèdent les agriculteurs des décisions de conduite de leur exploitation et les pressent de l’agrandir, imposent les machines et les aliments destinés aux animaux. Résultat, entre 1988 et 2010, le nombre d’élevages de porcs a diminué de 87 %, tout comme celui de poules pondeuses.

Comment peut-on nier l’existence de l’élevage industriel en France alors que 70 % des poules pondeuses vivent dans des élevages concentrant plus de 50 000 volatiles 

La nouvelle loi d’orientation agricole accélère le processus

Avec cette nouvelle « loi d’orientation pour la souveraineté alimentaire et agricole et le renouvellement des générations en agriculture », le gouvernement déploie toute une série de mesures qui seront favorables à ce processus d’industrialisation. Il facilite l’installation de nouveaux élevages à risque pour l’environnement en accélérant les procédures en cas de contentieux, portant ainsi « atteinte au droit au recours » en accordant une « présomption d’urgence », selon la Défenseure des droits. Il organise une impunité écologique en supposant systématiquement la bonne foi en cas d’atteinte à l’environnement et en réservant la qualification de délit aux cas où ces infractions ont été commises de manière intentionnelle. Enfin, il pénalise encore plus les petites exploitations en imposant des normes industrielles telles que l’identification électronique des troupeaux et la certification des animaux reproducteurs.

95 % des truies sont élevés en intensif.
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Soyons clairs : une ferme aux 1 000 vaches ne pollue pas forcément plus que 20 exploitations de 50 vaches et les lapins enfermés dans les clapiers d’un fermier autosuffisant n’ont pas une vie moins misérable que ceux entassés dans les milliers de cages d’un hangar. Mais l’élevage industriel existe, et le gouvernement est à son service.

En France, des syndicats paysans, des défenseurs des traditions rurales, et plus récemment des écologistes et des défenseurs des animaux s’y opposent depuis des décennies pour atteintes au tissu social, à l’environnement et aux animaux qui le subissent. De même, depuis des années, plus de 8 Français sur 10 se déclarent en faveur de l’interdiction de l’élevage intensif.

Mais nous attendons toujours d’avoir un débat démocratique, honnête et informé, sur ce que nous sommes prêts à sacrifier, en tant que société, à la loi des marchés internationaux et au pouvoir d’achat.



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