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Didier Fassin : « La xénophobie du RN nourrit son programme de santé publique »

ByVeritatis

Juil 6, 2024


L’anthropologue et médecin Didier Fassin, professeur au Collège de France sur la chaire « Questions morales et enjeux politiques » et président du Comité pour la santé des exilés, réagit à la menace d’un Rassemblement national (RN) puissant à l’Assemblée nationale lundi prochain.

Le parti de Marine Le Pen n’a en effet jamais caché son ambition de supprimer l’aide médicale d’État (AME). Pour 1 milliard d’euros par an – soit moins de 0,5 % des dépenses de santé en France –, ce dispositif permet un accès aux soins à près de 500 000 étrangers et étrangères en situation irrégulière, sous conditions, et au prix de longues et complexes démarches administratives. Le RN veut le remplacer par une simple aide médicale d’urgence : les étrangers et étrangères ne seraient pris en charge qu’en situation de détresse vitale. Si le parti d’extrême droite appliquait son programme, le nombre de personnes en situation irrégulière serait aussi démultiplié, puisque le parti d’extrême droite veut supprimer la demande d’asile sur le sol français.

Didier Fassin est formel : l’enjeu est grave pour la santé des étrangers, d’un point de vue physique et mental, et met en péril la santé de la nation tout entière.

Mediapart : Des épidémies de gale dans des campements d’exilé·es à Paris ont été difficilement maîtrisées l’hiver dernier. À Mayotte, où il n’y a pas d’aide médicale d’État, une épidémie de choléra sévit. Si le RN supprime l’AME, renvoie dans la clandestinité de nombreux exilé·es, quels risques seraient pris ?

Didier Fassin : Les conditions indignes dans lesquelles nombre de personnes exilées sont contraintes de vivre en France, y compris lorsqu’elles sont en situation régulière, par exemple en tant que demandeuses d’asile ou même réfugiées statutaires, les exposent en effet à des maladies infectieuses, mais aussi à toutes sortes de problèmes de santé à la fois physique et mentale.

Une médecin de l’ONG Médecins du monde prend la température d’une personne réfugiée à Toulouse, pendant la pandémie de covid-19 en 2020. © Photo Alain Pitton / NurPhoto via AFP

Plus on les précarise en durcissant les critères de droit au séjour, plus on les marginalise en les obligeant à se cacher pour échapper aux forces de l’ordre, et plus on dégrade non seulement leur état de santé, mais, par voie de conséquence, la situation sanitaire de l’ensemble de la population et même les comptes publics de la nation, car on doit bien finir par soigner les malades.

Le programme du Rassemblement national vise à rendre la vie des personnes exilées encore plus invivable, en espérant les dissuader de venir en France. D’abord, c’est ignorer que beaucoup de celles et ceux qui arrivent dans notre pays ne souhaitent pas y rester. Ensuite, c’est méconnaître que les raisons qui les ont conduits à quitter leur pays sont sérieuses : les mesures de contrôle plus strict des frontières n’ont pas pour effet de les empêcher d’entrer mais de leur rendre le trajet plus dangereux.

En Île-de-France, des centaines de femmes enceintes et d’enfants dorment chaque soir à la rue. On parle moins des conséquences pour la santé mentale que de la dégradation des conditions de vie des exilé·es, promises par le RN. Pouvez-vous développer ?

Les personnes exilées ont une triple expérience d’épreuves en matière de santé. Il y a d’abord ce qu’elles ont pu subir dans leur pays du fait des violences dont elles ont elles-mêmes souffert ou auxquelles elles ont assisté. Il y a ensuite ce qu’elles ont vécu pendant les mois et souvent les années de leur périple, en termes de brutalisation, de stigmatisation, d’humiliation, d’abus sexuels et de confrontation à des dangers extrêmes. Il y a enfin les conditions dans lesquelles elles sont amenées à vivre dans le pays où elles se sont installées, parfois provisoirement.

La dépression, l’anxiété et l’état de stress post-traumatique sont les tableaux cliniques les plus fréquents, mais certaines personnes présentent aussi des troubles psychotiques anciens, qui ont pu s’aggraver pendant le voyage, du fait des épreuves qu’elles ont traversées, occasionnant parfois des addictions.

De manière contre-intuitive, pratiquement toutes les études réalisées dans le monde sur le sujet montrent qu’à leur arrivée dans le pays dit d’accueil, les personnes exilées ont un état de santé meilleur que la population nationale, car il y a une sélection qui se fait au départ. Mais qu’en quelques années, cet avantage est perdu et elles se retrouvent avec une moins bonne santé, du fait de la manière dont elles sont traitées.

Pendant la pandémie de covid, la mortalité des personnes de 40 à 69 ans originaires d’Afrique subsaharienne a été neuf fois plus élevée que celle des populations nées en France.

Vous expliquez que les politiques de santé publique ont souvent secondé une politique de contrôle de l’immigration. C’est bien ce que promet le RN, qui veut notamment confier l’organisation locale des soins aux préfets, sous l’autorité du ministère de l’intérieur.

Dès le XIXe siècle, en Europe comme en Amérique du Nord, alors que la santé publique se développait, elle a été instrumentalisée au service du contrôle de l’immigration. On invoquait notamment des risques épidémiques pour justifier le refoulement des migrants, souvent venus des empires coloniaux, en oubliant que ce sont les Européens qui, avec les infections qu’ils ont apportées, ont décimé les populations lorsqu’ils les ont colonisées, sur les continents africain, asiatique et américain.

Il y a une continuité, au fil des années, dans la manière d’utiliser la santé publique pour fonder en nature la xénophobie.

Au début du XXe siècle, le célèbre professeur de santé publique Léon Bernard déclarait que l’immigration faisait entrer en France « un nombre considérable » de personnes dans lesquelles il voyait « des agents de transmission de maladies infectieuses, des sources de dépenses improductives et illégitimes encore qu’inéluctables, et des facteurs de détérioration de la race ». Dans cette époque de montée de la xénophobie dans la société française, le discours hygiéniste nourrissait ainsi l’idéologie de rejet de l’étranger. Il est remarquable que ces arguments retrouvent une nouvelle vie dans le langage de l’extrême droite dans ce triple registre.

L’association Aides a rassemblé les nombreuses déclarations de responsables du Front national hier et du Rassemblement national aujourd’hui dans lesquelles on retrouve le même triptyque : les personnes exilées venues des pays du Sud seraient à la fois des vecteurs d’infection, un fardeau pour l’économie et une menace pour l’identité nationale.

Didier Fassin en 2022. © Photo Sébastien Calvet / Mediapart

Cette dernière menace est en fait une variante culturelle de la raciologie d’autrefois [l’étude des races par l’anthropologie – ndlr], qui n’a cependant pas disparu comme on le voit avec la volonté de supprimer le droit du sol dans l’acquisition de la nationalité française pour ne conserver que le droit du sang. Il y a donc une continuité, au fil des années, dans la manière d’utiliser la santé publique pour fonder en nature la xénophobie.

Rappel utile que la xénophobie a presque toujours une composante raciste plus ou moins dissimulée. C’est cette xénophobie du Rassemblement national qui nourrit son programme de santé publique.

Le monde de la santé s’est fermement opposé à la proposition du Sénat, l’hiver dernier, de supprimer l’AME. L’éthique du soin vous paraît-elle suffisamment solide, aujourd’hui, pour résister à la mise en œuvre de telles politiques ?

Le gouvernement lui-même voulait supprimer l’aide médicale d’État, mais devant les réactions suscitées de la part de tous les acteurs de la santé, des sociétés savantes aux organisations professionnelles, il s’est senti contraint de reporter sa décision, que la dissolution n’a pas permis de remettre à l’ordre du jour. Le Rassemblement national a annoncé que s’il arrivait au pouvoir, il mènerait cette réforme à son terme et en finirait avec cette mesure. L’opposition des personnels et organisations de santé à la suppression de l’AME est certes éthique : il suffit de rappeler que le serment d’Hippocrate que prononcent les médecins les oblige à soigner les malades « sans aucune discrimination ».

Mais il y a également des raisons sanitaires, organisationnelles et financières. Premièrement, ne pas prévenir et soigner les infections conduit à risquer de les propager dans l’ensemble de la population. Deuxièmement, ne pas permettre aux malades de voir un médecin a pour conséquence qu’ils finiront par se présenter aux urgences hospitalières dont ils détérioreront la situation déjà problématique faute de moyens suffisants. Troisièmement, ne pas traiter des pathologies à un stade précoce conduit à des soins beaucoup plus dispendieux lorsqu’elles se sont aggravées.

Des hôpitaux ont été fermés, des déserts médicaux se sont constitués, mais les solutions proposées par le RN sont totalement inadaptées.

Au-delà de ces considérations pratiques importantes, il ne faut pas oublier que la protection de la santé est un droit à valeur constitutionnelle. On peut espérer que le Conseil constitutionnel s’opposera à la suppression de l’AME, même si le Rassemblement national propose à la place une aide médicale d’urgence, beaucoup plus restrictive, beaucoup moins efficace, beaucoup plus inique.

S’annonce encore, avec le RN, une nouvelle baisse de la reconnaissance par la justice de l’irresponsabilité pénale des malades psychiatriques, qui pourraient se retrouver encore plus nombreux en prison. Vous le rappelez : dans les prisons françaises, il y a déjà 6 % de schizophrènes, 8 % de malades atteints d’autres troubles psychotiques. Quels sont les risques, déjà observés, d’une privation de soins adaptés pour ces malades ?

La proportion de troubles mentaux au sein de la population carcérale est considérable. La principale enquête de l’Inserm a établi que 36 % des personnes détenues présentaient des troubles manifestes ou graves. Les études montrent que, pour une part, ces troubles étaient présents avant l’entrée en prison et que pour une autre part ils sont la conséquence de l’incarcération. Ces deux éléments ne manqueraient pas de se trouver aggravés par le programme punitif annoncé par le Rassemblement national.

Ce programme ne consiste pas à sanctionner plus lourdement les politiciens corrompus, dont certains se trouvent dans leurs rangs, ni les agents des forces de l’ordre auteurs de violences, auxquels ils veulent apporter encore de nouvelles protections juridiques. Il consiste à punir plus la petite délinquance, parfois liée à des troubles sociopathiques ou psychotiques.

Si Marine Le Pen ou Jordan Bardella s’en sont tenus plus ou moins à distance, de très nombreux candidat·es aux législatives ont tenu des propos complotistes, notamment sur la vaccination. Quel est le risque de confier le pouvoir à un parti aussi poreux à ces thèses conspirationnistes sur la santé publique ?

Les théories du complot en matière de santé ont depuis longtemps été une caractéristique de l’extrême droite, même si elles n’en sont pas l’apanage. On l’a vu du sida au covid. En Europe, de l’Autriche à la Roumanie, ce sont les partis de cette mouvance qui ont structuré les positions dites « antivax » hostiles au vaccin contre le coronavirus.

Mais c’est surtout aux États-Unis et au Brésil que Donald Trump et Jair Bolsonaro ont été les grands pourfendeurs du discours médical sur le covid. Leur déni des faits et leur soutien apporté aux théories conspirationnistes ont considérablement ralenti la prévention et probablement causé la mort de dizaines de milliers de personnes. Ce n’est certainement pas dans le domaine de la santé publique que le Rassemblement national peut inspirer de la confiance, et ce d’autant qu’en cas de problème sanitaire, on sait d’avance qui en seront les boucs émissaires.

On le constate dans nos reportages en zone rurale : le RN est le parti qui parvient le mieux à capter la colère de la population sur les difficultés grandissantes d’accès aux soins.

Les politiques néolibérales, qui ne sont pas récentes mais se sont durcies fortement sous la présidence actuelle, ont notamment eu pour conséquence une dégradation du système de soins français.

Tandis que l’Organisation mondiale de la santé le plaçait en 2000 au premier rang mondial, il s’est depuis lors délité, dans une période où le vieillissement de la population entraîne des besoins plus importants. Des hôpitaux ont été fermés, des déserts médicaux se sont constitués, des personnes meurent faute de places dans les services hospitaliers ou en raison des retards dans l’accès aux soins.

Les solutions proposées par le Rassemblement national pour corriger cette situation très préoccupante sont totalement inadaptées. Pire, elles vont contribuer à augmenter les inégalités sociales de santé. Sait-on que la France est, parmi les grands pays occidentaux, l’un de ceux où ces disparités sont les plus importantes, avec des écarts de près de treize ans d’espérance de vie à la naissance entre les 5 % les plus fortunés et les 5 % les plus modestes ?



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