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Benjamin, 17 ans, lutte contre les criminels climatiques qui ont tué son amie


Ixelles (Bruxelles-Capitale), reportage

C’est une scène qu’il revit sans cesse. Son corps était affalé sur une chaise. Ses yeux fixaient une fenêtre. Dehors, la cime des arbres était secouée par le vent et le ciel poignardé par des éclairs. Des gyrophares se reflétaient sur la vitre. Un tintamarre de sirènes retentissait. Les minutes étaient des heures, ou peut-être les heures étaient des minutes. Il avait perdu la notion du temps. Mais il se souvient d’avoir pensé, à juste titre : « Cette image me hantera pour le reste de ma vie. »

Le 14 juillet 2021, deux jeunes, aux rêves d’un monde meilleur, sont tombés dans un ruisseau en furie à Marcourt, dans le Luxembourg belge, lors des pluies diluviennes qui ont inondé l’Allemagne et la Belgique. Un seul, Benjamin Van Bunderen Robberechts, s’en est tiré. Il avait 14 ans, et a perdu son amie Rosa, 15 ans, emportée par les flots. Depuis cet épisode, qui a jeté une lumière crue sur l’impréparation de l’Europe face aux catastrophes climatiques, plus rien n’est pareil pour le jeune homme. Aujourd’hui, il se bat pour la mémoire de Rosa et se jette corps et âme dans la lutte contre les criminels climatiques, qu’il juge responsables de sa mort.

Ben a désormais 17 ans. Il nous a donné rendez-vous un vendredi où le soleil inonde la chaussée d’Ixelles, une rue passante semi-piétonne de la commune éponyme. Il porte des lunettes de soleil, un t-shirt blanc et un pantalon bleu foncé. Il a garé sa bécane électrique au croisement des rues de l’Arbre Bénit et du Prince Albert. C’est ici que les proches de Rosa ont planté un aulne et posé une plaque commémorative. Ben s’y rend souvent, se pelotonnant dans le souvenir des moments partagés avec elle. Et peu importe la nature des sentiments qui les unissaient : Benjamin déteste que les journalistes lui demandent si leur relation était romantique.

Attablés à la terrasse d’un café, on entreprend un exercice difficile. Parler de Rosa, pour Ben, c’est courir dans des sables mouvants. « Je déteste raconter cette histoire, soupire-t-il en anglais, en sirotant un thé maison. Mais c’est important que les gens comprennent la nature du changement climatique provoqué par les activités humaines : des morts, y compris près de soi. Et les histoires personnelles, comme la mienne, leur permettent de s’identifier, elles sont moins faciles à ignorer que des chiffres. » Il marque une pause. « Du moins, je l’espère. »

Un torrent boueux

Il nous ramène avec lui, le 10 juillet 2021, au premier jour du camp de vacances de l’United World Colleges à Marcourt. Sur la route, Benjamin est nerveux : après des mois de couvre-feu et de confinements, il craint qu’à l’arrivée, son test Covid affiche positif et l’oblige à rentrer prématurément. Le résultat est finalement négatif. Il exulte intérieurement. Pour déposer son sac au dortoir, il enjambe pour la première fois le ruisseau des Quartes, large d’à peine 2 mètres, qui serpente paisiblement au milieu du camping.

Rosa Reichel, 15 ans, est entrée dans sa vie en lui tapant sur l’épaule. Elle lui a glissé une vanne, qu’il préfère garder pour lui. La fille, aux cheveux teints en roux et aux colliers en argent, lui a tout de suite fait forte impression. Originaire du Danemark et d’Allemagne, Rosa vit à Ixelles et, comme Ben, elle était de toutes les manifestations pour le climat à Bruxelles depuis 2018. Ils se sont forcément croisés une dizaine de fois, sans se remarquer. « C’est fou, quand on y pense », dit-il en souriant.

Benjamin montre sur une carte où l’accident a eu lieu.
© Sophie Hugon / Reporterre

Pendant cinq jours, ils ne se sont pas lâchés d’une semelle. Certains soirs, ils sont restés palabrer jusqu’à 3 heures du matin à propos d’écologie, de féminisme, du mouvement Black Lives Matter. Ou pour élaborer des projets d’escapades en forêt. Le rire de Rosa était libre, fort et communicatif. Elle trouvait que les lunettes de soleil de Ben le faisaient ressembler à Tom Cruise dans Top Gun ; et on comprend pourquoi. Il lui a appris à jouer Rock Around the Clock de Bill Haley & His Comets sur sa basse. Elle chantait les Beatles, et il aimait sa voix. « Ça peut paraître niais, dit comme cela, mais c’est réellement la personne la plus incroyable que j’aie jamais rencontrée », précise-t-il, le rouge lui montant aux joues.

Le mercredi 14 juillet, il faisait sombre, et il pleuvait des cordes. Beaucoup trop. Le matin, Rosa et Ben ont probablement joué au ping-pong, à l’abri avec d’autres minots. Mais l’après-midi, leur sécurité était engagée : le ruisseau des Quartes était brutalement devenu un torrent, et se rapprochait de leur dortoir. Ce moment est un peu confus dans ses souvenirs, mais Ben suppose que c’est lui qui a convaincu Rosa de sortir. L’idée : traverser le champ et rejoindre le bâtiment principal, plus élevé, où se trouvaient les adultes. Il fallait passer par le pont au-dessus du ruisseau. L’eau était brune, affleurante.

« À cet instant, je ne la voyais plus »

Rosa a glissé une première fois. Ben l’a rattrapée. Le tsunami boueux s’est encore épaissi. Rosa s’est fait happer une seconde fois. « Seule sa tête était hors de l’eau. Elle criait », décrit-il, appliqué sur sa narration. Ben a sauté à sa poursuite, l’a rattrapée et s’est accroché à des branches, de son bras libre. Bizarrement, il se souvient de ses sandales, remontées l’une après l’autre à la surface, et parties avec le courant. Il a tenté de se jeter sur un poteau de clôture qui dépassait la berge. Une vague a déferlé et les a séparés. Ben, lui, est parvenu à se glisser avec peine hors de l’eau. « Je me suis détesté de penser cela mais, à cet instant, je ne la voyais plus, et je savais… » Il savait que son absence serait définitive, sans mots possibles pour l’atténuer. Le corps de son amie a été retrouvé trois jours plus tard par un agriculteur, 4 kilomètres en aval.

Les jours et les semaines suivantes, Ben était mécaniquement vivant. Ses doigts bougeaient, ses yeux clignaient. Mais il était rempli de vide. « Il n’a pratiquement pas quitté sa chambre », dit sa mère, Annelies, qui ne s’est « jamais sentie aussi impuissante ». « Du jour au lendemain, il n’était plus un enfant. »

Après le drame, son fiston a bien tenté de retourner au collège comme un adolescent normal. Mais comment raconter son été à ses camarades ? Tant de fois, il s’est senti submergé, sortant de classe en pleurant. Et pour voir une ribambelle de psychologues, il a manqué tant de cours qu’on lui a annoncé qu’il repiquerait. C’était trop : il est passé à l’école à domicile.

« Le changement climatique peut frapper mortellement »

Désormais, chaque fois qu’il passe près de plans d’eau, il étouffe d’angoisse. Pour nous rencontrer depuis son village néerlandophone de Beersel, à 10 kilomètres au sud de Bruxelles, il a fait un détour de quinze minutes par la forêt. « Le chemin le plus court, c’était le canal… » Il ressent peu ou prou le même traumatisme lorsqu’il entend le bruit des hélicoptères, qui lui rappelle les recherches qui ont suivi la disparition de Rosa.

Pendant ces mois passés à déprimer, Benjamin a senti grandir une colère dans ses tripes. Un lien lui est apparu, évident, entre son histoire et l’inaction des décideurs contre le changement climatique. « J’ai réalisé que le changement climatique pouvait frapper mortellement, et pas seulement les pays du Sud. Que sans les émissions de gaz à effet de serre, de telles inondations auraient été impossibles. Et ça va recommencer, toujours plus fort, toujours plus fréquemment, si on continue ainsi », dit-il.

Et c’est aussi ce que disent les climatologues : chaque fois que l’atmosphère se réchauffe de 1 °C, elle peut contenir 7 % en plus de vapeur d’eau, et donc larguer des quantités plus importantes de pluie.

La plaque en hommage à Rosa au pied de l’aulne que les proches de la jeune fille ont planté.
© Sophie Hugon / Reporterre

Le 10 octobre 2021, il s’est donc joint aux manifestants qui défilaient à Bruxelles pour réclamer plus de justice climatique avant la COP26. Il était avec un groupe d’amis de Rosa, tous vêtus de rouge. Ils ont décidé de lancer, ensemble, la campagne JusticeClimatPourRosa, avec comme banderole : « Les politiciens meurent de vieillesse : Rosa est morte à cause du changement climatique ».

Ben est, depuis, activiste à plein temps et est invité à tout un tas d’évènements comme les COP pour le climat. « Il est porté par ce sentiment très fort que si lui ne fait rien, après ce qui lui est arrivé, personne ne fera jamais rien », observe Annelies. Il a réussi à persuader l’Union européenne d’honorer les victimes mondiales de la crise climatique, avec une journée de commémoration organisée chaque année le 15 juillet — « le 14 était déjà occupé par la fête nationale française », sourit-il. Toutes les personnalités politiques belges le connaissent. Et il ne refuse jamais les interviews sur Rosa, même s’il les redoute et consulte régulièrement la famille de la défunte.

« Au nom de Rosa »

Le 21 mai dernier, il déposait plainte contre TotalEnergies et ses actionnaires, au tribunal judiciaire de Paris, avec 7 autres victimes du changement climatique et 3 ONG — Bloom, Alliance Santé planétaire et la mexicaine Nuestro Futuro. « Nous devons utiliser tous les moyens légaux pour essayer de mettre les plus gros pollueurs comme TotalEnergies hors d’état de nuire », exhorte-t-il. Le géant pétrogazier prévoit de continuer d’augmenter d’un tiers sa production de gaz d’ici à 2030, sans réduire significativement sa production de pétrole. « Une politique assassine. »

Trois jours plus tard, le 24 mai, il a été arrêté avec plusieurs centaines de personnes alors qu’il manifestait pacifiquement devant le siège d’Amundi, l’un des principaux actionnaires de Total, dans le XVe arrondissement de Paris. Ce rassemblement a été violemment réprimé.

Au centre, Ben, nassé par la police lors de l’action contre Amundi, le 24 mai 2024.
© NnoMan Cadoret / Reporterre

Peu après 11 heures, il a notamment vu débarquer des CRS et la Brigade de répression de l’action violente motorisée (Brav-M). « Effrayants » : c’est le seul mot qui lui vient. Il s’est retrouvé dans une nasse géante, qu’il a tenté d’égayer d’un air d’harmonica ou en sortant du papier et des crayons de son sac à dos, pour que les militants puissent dessiner. Un moment, un long bus bleu et blanc s’est garé sur la chaussée. Des policiers se sont jetés sur lui et l’y ont collé. « Ils me criaient dessus en français, alors je leur ai indiqué que j’étais Belge, que j’avais 17 ans, et que je ne parlais pas français. Dans un parfait anglais, un agent m’a répondu “Je m’en fiche !” »

Le bus était bondé. « On ne pouvait pas s’asseoir, et le conducteur freinait très fort. Il faisait super chaud. » Les activistes ont été répartis dans plusieurs postes de police. En attendant son tour, Ben a trouvé un interstice dans les vitres teintées, qui lui a permis d’apercevoir Notre-Dame-de-Paris. Il a aussi lancé un chant « Another rider ride the bus » (« Un autre chauffeur pour conduire le bus »), reprise de Another One Bites the Dust de Queen. Les autres l’ont suivi. Il était fier.

Lui a été déposé au commissariat du 18e arrondissement, où il a été déshabillé — « sauf mes sous-vêtements » —, subi des palpations, placé dans une cellule sans horloge, et cuisiné par des officiers de police judiciaire. Les charges liées à la manifestation ont été abandonnées à 19 heures. Mais, en tant que mineur, il a dû attendre sa mère dans une zone d’attente où gisaient d’autres jeunes, parfois ensanglantés. Ben a, depuis, déposé une plainte au bureau du Défenseur des droits.

Hadrien Goux, de Bloom, a vécu cette journée à ses côtés. Quelques jours après, au siège de l’ONG, il a reçu un mystérieux colis Chronopost à son nom. C’était Ben. « Il a retrouvé la réplique exacte du bus blanc et bleu dans lequel on a été transportés », sourit Hadrien, attendri, qui dit ressentir une grande admiration pour le jeune homme.

Avant d’enfourcher son vélo, au terme de notre entrevue, Ben dit qu’« avec un peu de chance », il pourra aller à l’université en septembre. « J’appréhende un peu, je me suis habitué à ne pas aller à l’école. » Et même s’il aimerait être moins exposé, il va poursuivre le combat pour la justice climatique « au nom de Rosa, parce qu’elle ne le peut plus ». Il continuera aussi de veiller sur son aulne. « L’un de mes pires cauchemars, s’inquiète-t-il, c’est que des climatosceptiques d’extrême droite viennent le couper. »

Son histoire va prochainement être adaptée au théâtre. « L’acteur qui joue mon rôle est blond et a une moustache », se marre-t-il. Lui est brun et, trois ans après les faits, est encore imberbe. « Ça me fait bizarre, même si je n’ai rien contre les blonds et que sa moustache est très jolie. » Et il file comme ça, l’air rieur, à une soirée à l’Hôtel de Ville de Bruxelles, où il a été invité par la princesse Esmeralda de Belgique, une altesse-activiste qui a été arrêtée en 2019 à Londres avec Extinction Rebellion.



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