La scène est digne d’un roman d’anticipation. Un mélange entre La guerre des boutons et Les Furtifs de Damasio. Il faut imaginer une foule bariolée de plusieurs centaines de personnes à vélo, grimée de masques d’animaux et de bleus de travail. Autour, des champs agro-industriels, du maïs à perte de vue, et un hélicoptère qui bourdonne au-dessus de leur tête.
Devant la mégabassine dédiée aux fermes-usines du groupe Pampr’oeuf, protégée par un cordon de gendarmes, le cortège s’arrête. Une petite troupe sort en vitesse des cerfs-volants à l’effigie du Cuivré des marais, un papillon en voie de disparition. Le vent se met à souffler et les activistes lancent leur attirail.
Les militaires, ahuris, regardent les cerfs-volants se diriger vers la mégabassine. Ils ne savent pas quoi faire, attendent des ordres qui ne viennent pas. La foule, elle, est suspendue au vol du papillon qui atteint le centre de la retenue d’eau. Un panier de joncs se sépare alors du cerf-volant et tombe dans la bassine. La foule éclate de joie. « Le papillon vient de pondre un œuf ! » Avec à l’intérieur une surprise : des lentilles d’eau et des milliers de semences. Comme autant de bombes à graines prêtes à gripper les rouages de l’infrastructure.
« Les lentilles flottent maintenant à la surface de cette bassine »
« Ça a été un grand moment de liesse », raconte Coriandre [*], un des participants à l’action qui s’est déroulée vendredi 19 juillet, dans le cadre des mobilisations antibassines dans la Vienne et les Deux-Sèvres. Le collectif des Naturalistes des terres a expérimenté cette technique de « désarmement » inédite. En y introduisant des lentilles d’eau, les activistes rêvent de voir la plante aquatique proliférer dans la bassine jusqu’à s’attaquer à la pompe, boucher les tuyauteries, et qui sait, forcer la vidange du système.
« Les lentilles flottent maintenant à la surface de cette bassine. Tout comme dans le marais poitevin ce sont des conditions favorables à leur développement : des eaux stagnantes et riches en nutriments, qui s’évaporent sous le soleil du Poitou. Elles devraient donc bien s’y plaire ! », écrivent les naturalistes dans un communiqué.
Les militants y voient tout un symbole : la revanche du vivant face à l’accaparement de l’eau. « La lentille est une espèce emblématique des zones humides qui régressent partout à cause de l’agro-industrie », explique Coriandre. « Grâce au coup de pouce des manifestants, la voilà qui recolonise l’eau qu’on lui a volé. » Le marais, avec son écosystème, fait irruption et envahit les bassines.
« Des alliances interespèces »
« L’objectif n’est cependant pas de restaurer ces espaces, insiste Avocette [*], une autre naturaliste. Les bassines ne seront jamais propices à la biodiversité. Il faut rendre ces infrastructures inopérantes et inactives, les bloquer avec tous les moyens à notre disposition : des recours juridiques, des débâchages, des coups de cutter mais aussi des modes d’actions plus originaux telles que nos alliances interespèces. »
Ouvrir les imaginaires
Alors que les militants ont quitté la zone, les lentilles d’eau, elles, continuent d’agir, croissent en secret sur la surface irisée de la bassine, ramifient leurs racines. « On ne peut pas affirmer qu’elles vont se développer au point de rendre le dispositif dysfonctionnel, reconnaît Lemna [*], une botaniste membre des Naturalistes des Terres. On compte sur la puissance et l’imprévisibilité du vivant. Advienne que pourra. »
Selon différents retours qu’a obtenu Reporterre, la prolifération des lentilles d’eau pourrait être problématique. Dans les périodes où il y a des niveaux d’eau assez bas, l’eau se réchauffe et les lentilles mortes et vivantes, en s’accumulant, pourraient boucher la crépine de la pompe. « Quand les lentilles sont dans un plan d’eau, c’est très compliqué de les faire disparaître complètement, précise un botaniste. La multiplication végétative et l’eutrophisation sont des processus difficiles à arrêter. » Dans les canaux ou les fossés saturés de lentilles, les autorités sont régulièrement obligées d’utiliser un bateau nettoyeur.
L’efficacité réelle de l’opération et son succès réside aussi sur un autre plan, affirment ses participants. L’action a le mérite d’ouvrir les imaginaires, de lutter contre le fatalisme et de créer la surprise. Elle possède « une dimension poétique et sensible », dit Coriandre qui a rejoint les Naturalistes des Terres il y a un an.
« La foule s’est prise au jeu. Le récit est mobilisateur. Nous voulons faire advenir un monde où l’on cohabite autrement avec les vivants et cet horizon doit être incarné à même la lutte, par des moments vécus », ajoute-t-il. « Nos moyens d’actions sont inventifs, ils créent de la joie et ne font pas peur, complète Lemna. Ils sont low-tech. »
« Nos moyens d’action créent de la joie »
Alors que les forces de l’ordre quadrillaient la région et multipliaient les contrôles, l’usage du cerf-volant-papillon a permis aux manifestants de déjouer le dispositif policier et de dépasser les lignes de gendarmes. « L’enjeu est aussi tactique, souligne Avocette. On a révélé un point de vulnérabilité dans leur forteresse. On a réussi à éviter l’affrontement sans baisser pour autant nos ambitions. On a montré qu’on allait continuer à lutter par la ruse et impacter leurs projets. »
« Nos outils sont faciles à se réapproprier, poursuit la naturaliste. Ils pourraient inspirer d’autres militants et créer bien du souci aux personnes qui défendent les bassines. »
Avec ce geste, les opposants s’inscrivent dans une longue histoire de résistance à l’agro-industrie et se nourrissent des luttes décoloniales qui ont fait des alliances interespèces le fer de lance de leur combat. Depuis des décennies, en Argentine, face à Monsanto, des paysans indigènes utilisent des bombes à graines avec de l’amarante pour contaminer les champs de soja transgénique et protéger leur terre.
L’implication des naturalistes est un « tournant prometteur »
Ce n’est pas la première fois que les Naturalistes des terres font parler d’eux. Depuis leur création l’année dernière, suite à la publication d’un manifeste sur Terrestres et sur Reporterre, le groupe composé de plusieurs centaines de professionnels et de passionnés a déjà mené plusieurs « actions naturalistes de masse ».
En lieu et place de chantiers, ils érigent des nichoirs, creusent des mares, créent des habitats pour accueillir des espèces protégées et n’hésitent pas à opter pour l’illégalité. Pour protéger une tourbière, ils ont par exemple rebouché des canalisations utilisées par la culture intensive du maïs. Contre le projet d’autoroute A133-134, près de Rouen, ils ont cherché à faire revenir le grand capricorne, les muscardins et les salamandres. Leur présence pourrait servir d’appui à des recours juridiques et ralentir le projet.
Dans un entretien à Reporterre, le philosophe Antoine Chopot, coauteur du livre Nous ne sommes pas seuls ( Seuil, 2021) voyait dans cette mobilisation des naturalistes « un tournant » très prometteur. « Les naturalistes ont toujours été présents mais c’est vrai qu’ils prennent aujourd’hui une place de plus en plus importante dans le combat écologique, décrivait-il. Ils quittent leur posture strictement savante et institutionnelle pour entrer dans une forme de résistance et accompagner concrètement les luttes sur le terrain ». Une manière de « politiser l’attention au vivant » et d’incarner concrètement le slogan maintes fois revendiqué « Nous sommes la nature qui se défend ! »