Vous lisez la quatrième partie de notre série d’été « L’aventure décarbonée ». Retrouvez ici tous les épisodes de nos séries d’été.
Le vendredi 3 février 2023, alors qu’elle venait de quitter sa maison, elle fut prise d’une émotion subite : elle n’avait pas dit au revoir à son chat, Frimousse. Les larmes aux yeux sous son bonnet fuchsia, elle fit demi-tour pour serrer son matou, attachante fripouille, dans ses bras. Un adieu qui allégea son cœur, avant de fermer la porte une dernière fois.
Bretonne pur beurre salé, Juliette Hamon, 26 ans, s’élançait ainsi dans une aventure hors du commun : un tour du monde à pied et en stop, sans jamais prendre l’avion, sauf en cas d’urgence vitale [1]. « Je veux montrer que respecter ses convictions n’est pas forcément une contrainte, mais un moyen d’apprécier le chemin autant que la destination », dit-elle depuis la terrasse d’une auberge à Gokarna, un village côtier du sud-ouest de l’Inde. La nuit est déjà tombée et son visage, illuminé par l’écran de son ordinateur, est caressé par les embruns de la mer d’Arabie. « En bonne Bretonne, j’essaie de n’être jamais trop loin de l’océan », ajoute-t-elle avec dérision.
« Voyager sans avion est possible, et ça peut même être “cool” »
Sans itinéraire précis, la jeune femme se laisse guider par l’inattendu. Son parcours se dessine au gré des rencontres et des contextes géopolitiques des pays traversés. « J’ai appris à ralentir pour laisser plus de place à la spontanéité. J’ai envie de m’arrêter partout et c’est très bien comme ça. » Elle envisage de rejoindre l’Indonésie, de faire du bateau-stop jusqu’en Australie, puis de poursuivre vers l’Amérique latine et l’Afrique. Sans s’y arc-bouter.
Son sac à dos de 12,5 kilos contient le strict minimum : quelques vêtements — qu’elle fait parfois rapiécer ou troque en cours de route —, le nécessaire pour camper et manger, et un ordinateur. Un drapeau breton accompagne également chacun de ses pas. C’est sa signature, celle de @labretonneenstop, son identité sur Instagram, où elle relate plus ou moins assidûment ses aventures. « Ce partage est important pour moi car il permet de créer de nouveaux imaginaires collectifs du voyage, de montrer que c’est tout à fait possible sans avion, et que ça peut même être “cool” », affirme-t-elle.
Cette exploration revêt aussi une dimension profondément politique. Juliette s’implique dans des luttes locales, qui résistent à un monde qui refuse d’évoluer face au changement climatique ou qui laisse prospérer les injustices. Elle se verrait bien réaliser un court-métrage pour mettre en lumière les initiatives découvertes.
Grève pour le climat et plantation de mangroves
En Allemagne, elle a vécu une semaine dans un « Klimacamp » à Augsbourg, où un campement de militants écologistes a été établi sur la place publique. Malgré des nuits glaciales à se pelotonner contre une bouillotte, Juliette a participé à une grève mondiale pour le climat, une marche féministe et une manifestation à vélo sur l’autoroute A8. Près du lac de Constance, elle a ensuite rencontré des activistes vivant dans des cabanes perchées dans les arbres pour empêcher la destruction d’une forêt.
Plus tard, en Autriche, elle a contribué au blocage d’une conférence européenne sur le gaz. En Turquie, à Alakir, elle a passé trois jours avec des militants ayant réussi à stopper la construction d’une centrale hydroélectrique ; à Faralya, elle a soutenu ceux qui luttent contre la destruction de la côte pour des hôtels attrape-touristes ; à Yenikoy-Kemerkoy, elle a partagé le quotidien des villageois opposés à l’extension d’une mine.
En Inde, dans les Sundarbans, une région gravement affectée par la montée des eaux, elle a travaillé avec des ONG pour replanter des mangroves — qui forment des digues naturelles — et aider les agriculteurs à s’adapter à la salinisation des sols.
Chaque jour apporte son lot de surprises : apprendre le ukulélé chez ses hôtes en couchsurfing en Croatie, vivre dans une grotte en Cappadoce, donner des spectacles de rue puis être démarchée par des bars à Antalya pour jouer chez eux, faire du stop avec quinze autres baroudeurs, se faire inviter à des mariages au Pakistan, cahoter dans un van sur les routes défoncées du Kazakhstan. « Un chameau à gauche, des chevaux en liberté à droite, des plaines à perte de vue », décrit-elle.
Attaque d’ours
Ses anecdotes fusent telles des balles de tennis, empreintes d’enthousiasme et de nostalgie. Comme ces semaines passées dans l’Altaï russe, où elle a vécu plusieurs semaines de transhumance avec une famille nomade. « Les nomades étaient hilares en me voyant galérer à courir derrière chaque mouton dans la steppe. »
Bien sûr, elle a eu son lot de frayeurs, comme cette tempête de neige dans le Parc national du Triglav, en Slovénie, qui l’a piégée dans un refuge en montagne. Juliette et trois amis rencontrés en route ont dû rationner leur nourriture et boire de la neige fondue pendant plusieurs jours, avant d’être secourus. Il y eut, aussi, une rencontre effrayante avec un ours, près du lac de Van en Turquie. Réveillée par un bruit sourd, elle a crié et sauté à l’autre bout de son abri, qui s’effondrait sur elle. En éclairant, elle a aperçu un « groooooos » — elle insiste — ursidé brun qui rebroussait tranquillement chemin. « Les marques des griffes de sa patte sur mon oreiller étaient particulièrement proches de ma tête », souffle-t-elle.
En plus des rencontres humaines et animales, Juliette, qui est végétarienne, a découvert une variété impressionnante de trésors culinaires dans chaque pays visité. « À chaque fois que j’évoque le fait d’être végé, on me dit : “tu ne dois pas manger grand-chose”. Mais ça n’a jamais été une difficulté. » Elle s’est délectée de Çiğ köfte turc, des petites boulettes de boulgour, et a fait une overdose de börek, une pâtisserie salée. La Géorgie lui a concocté ses khatchapouri, des roulés d’aubergines aux noix, le lobiani (un pain aux haricots rouges) et les khinkali (des raviolis à la pomme de terre et aux champignons).
« J’avais envie de découvrir le monde, certes, mais sans l’abîmer »
Ce souci pour les animaux, Juliette le vit grandir dès sa plus tendre enfance, passée à Brest (Finistère). Petite, elle collectionnait les exemplaires de 30 Millions d’amis, et s’appliquait à recopier au crayon toutes les informations sur les dauphins. À 11 ans, elle réussit à convaincre la SPA de la laisser travailler comme bénévole. Elle lava les cages des chats et des chiens, et se souvient s’être rebellée pour sauver des ratons d’une mort certaine. Les vacances familiales annuelles, avec son père informaticien et sa mère infirmière psychologue, furent l’occasion d’explorer les régions de France et leurs merveilles. Une habitude qui nourrit son goût pour la découverte.
Des études de commerce et une bifurcation
Après le lycée, elle poursuivit des études littéraires en classes préparatoires à Bordeaux avant d’intégrer une école de commerce à Paris. « Une bulle », analyse-t-elle, rétrospectivement. Elle partit étudier aux États-Unis et à Taïwan, et s’octroya une année de césure pour le Costa Rica. « Avant, j’étais plus dans la “consommation du voyage” je faisais des listes des endroits que je voulais visiter. J’ai peu à peu pris conscience que je ne pouvais pas continuer à prendre l’avion comme ça. Que j’avais envie de découvrir le monde, certes, mais sans l’abîmer. »
Au début des années 2020, pour ses débuts professionnels, elle a mené « une double vie » comme Bruce Wayne — alias Batman. « Ma vie n’avait aucun sens » : le jour, elle travaillait chez Microsoft, dans la filière éducation ; la nuit, elle militait pour Alternatiba Paris, un engagement qui renforçait son désir de changer de vie. Ce qu’elle a fait. Après avoir mis de l’argent de côté, elle démissionna.
Les premiers mois, ses économies lui ont suffi pour soutenir son train de vie — elle dépense en moyenne 8 euros par jour, principalement en nourriture et pour obtenir des visa, rarement pour des hébergements. Elle a aussi accepté quelques partenariats qu’elle considérait « alignés » avec ses convictions (comme Femtasy, des audios érotiques pour les femmes), ou Ilek, un fournisseur d’énergie verte. Elle a conscience que ce périple est une forme de privilège, notamment grâce à son passeport français, qui lui permet d’accéder à des centaines de pays sans visa.
Voyager seule quand on est une femme
Juliette espère également que son projet peut mettre à mal certains stéréotypes de genre. « On m’a souvent dit que j’étais inconsciente de sortir des sentiers battus », se remémore-t-elle. Sous-entendu : en temps que femme. Elle insiste sur le fait que voyager seule « n’est pourtant pas plus dangereux que de vivre en tant que femme ». Mais « il persiste une réelle difficulté à tolérer qu’une femme puisse consentir, de manière pleine et entière, à sa solitude et son indépendance vis-à-vis des hommes », estime-t-elle.
Sa meilleure amie, Jeanne, avec qui elle a débuté le stop au collège, ne se dit pas surprise par ce projet engagé : « Elle montre que voyager lentement, sans précipitation, permet des rencontres plus authentiques. Cette aventure m’inspire beaucoup, et me fait réfléchir sur ma propre manière de voyager. »
Sans date de retour fixée, Juliette poursuit son voyage, déterminée à prouver qu’une autre manière d’explorer le monde est possible. Depuis sa dernière étreinte avec Frimousse, elle a parcouru plus de 50 000 km, à travers vingt pays. Un voyage qui, à n’en pas douter, continuera d’inspirer ceux qui la suivent.