• dim. Sep 29th, 2024

À Tahiti, les JO troublent la quiétude de la dernière zone sauvage de l’île


Taiarapu (Polynésie française), reportage

À l’extrémité de la presqu’île tahitienne de Taiarapu, le Fenua ’Aihere, « terre de brousse », est la dernière zone sauvage de l’île polynésienne. Seules quelques bâtisses attestent d’une présence humaine. Même l’unique axe routier de Tahiti s’arrête aux portes de ce petit paradis, au PK0 (point kilométrique), dans le village de Teahupo’o. Sur cette terre vivent officiellement 600 habitants, dont la moitié environ vit à proximité dudit village.

C’est là que se dérouleront les épreuves de surf des Jeux olympiques, du 27 au 30 juillet. Vingt-huit athlètes logent sur un gros navire jusqu’au 6 août, amarré dans la baie de Vairao, à une vingtaine de minutes en navette maritime du lieu de la compétition. Et depuis l’annonce des Jeux, les maisons « ont poussé comme des champignons », observent les habitants. Locations, mais aussi résidences principales. Les épreuves des JO ne durent que quelques jours mais l’accueil d’un événement comme celui-ci a mis un sacré coup de projecteur sur le village et sa vague.

Une effervescence qui détonne avec la quiétude des lieux, où le temps semble s’être arrêté avec la route. Ici, les habitants veillent au grain pour que personne ne trouble l’équilibre de la biodiversité, qu’elle soit terrestre ou marine.

Ces espaces naturels sont sacrés et recèlent encore de nombreux marae, lieu où se déroulaient des rites religieux.
© Lorraine Gregori / Reporterre

Le cours d’eau qui traverse le village de Teahupo’o est le repère des locaux entre leur monde et l’extérieur. Après la rivière, seul un chemin de terre se poursuit pendant quelques centaines de mètres avant de disparaître à son tour. Pour y accéder, les véhicules doivent traverser le cours d’eau, dangereux lors des fortes crues. « Le gouvernement polynésien avait proposé de faire un passage pour les voitures, auquel on était favorable, mais les familles ne s’entendaient pas et le projet a été annulé », explique Tetuanui Hamblin, le maire de Taiarapu-Ouest, dont fait partie Teahupo’o. Après la passerelle piétonne, ce ne sont que des terres familiales. « Le rôle du foncier est intéressant par ici, c’est un patchwork de chemins qui appartiennent aux particuliers », explique une habitante. Chacun a donc son mot à dire.

Il suffit de s’engouffrer dans l’épaisse forêt tropicale et de marcher quelques minutes pour arriver chez Naina Taraufau. Comme de nombreux anciens de l’arrière-pays, la dame d’une soixantaine d’années parle principalement tahitien. Les rares fois où elle se rend en ville, c’est pour consulter un médecin ou faire un stock de denrées qu’elle ne peut se procurer sur sa terre. Sa fille, Victoria Hare, vit dans la maisonnette voisine. Elle cultive des haricots, des concombres, des aubergines ou encore du gingembre. « Et monsieur va à la pêche », précise-t-elle. Une vie simple, presque en autosuffisance, loin de l’agitation du village : « Ce qui se passe là-bas ne nous concerne pas », dit-elle timidement.

Des espaces naturels sacrés

La possibilité de poursuivre l’axe routier pour pouvoir circuler plus facilement ne les intéresse pas. Il y a des années, un riverain avait acheté une maison secondaire au cœur de ce territoire et avait fait une demande pour qu’une route de terre aille jusque chez lui. « L’association de défense du Fenua ’Aihere s’était opposée à ce projet et la demande avait été déboutée par le juge », explique Annick Paofai, présidente de l’association.

Ces espaces naturels sont sacrés et recèlent encore de nombreux marae — lieu où se déroulaient des rites religieux. Tous vous parleront du mana, une énergie qui guide les Polynésiens. « On est bien dans la nature », résument Joseph Firuu et Eliane Temorere, voisins de Naina.

Naina Taraufau, 61 ans, a toujours habité sur ces terres, où elle cultive des fleurs.
© Lorraine Gregori / Reporterre

Il faut être aventureux pour atteindre les prochaines habitations. En plus de son rôle au sein de l’association, Annick tient la pension de famille Bonjouir, à plus d’une heure de marche en longeant la côte. D’autres optent pour des pirogues, comme celle rose bonbon et vert pomme qui attend sur les rochers sur le quai de Teahupo’o. C’est celle d’Angelina, originaire du Fenua ’Aihere. Pour se rendre chez elle, « il faut compter une heure trente à pied, trente minutes en pirogue ou dix minutes en bateau », résume-t-elle. Mais le voyage vaut le coup : des plages de sable noir désertes, des rivières qui serpentent entre les montages, impénétrables tant la végétation est luxuriante. « L’eau que nous buvons coule directement de la roche dans un bassin. » Il avait été question de la chlorer, mais les habitants s’y sont opposés. « On a pris les devant, l’eau est potable comme ça », souligne la présidente de l’association.

Victoria Hare vit dans un cabanon de fortune, décoré de jolis tissus colorés.
© Lorraine Gregori / Reporterre

Le tourisme s’est développé depuis l’annonce des JO

Une dizaine de personnes montent à bord du bateau de la pension Bonjouir. Sur le trajet, la toile qu’avait dépeinte Angelina se dessine sous leurs yeux. Seule ombre au tableau, les prestataires touristiques qui se sont invités à la fête depuis que Teahupo’o a été posé sur la carte du monde. Ces derniers proposent notamment des excursions pour visiter la partie sauvage de l’île. Des allers-retours sur le lagon qui ne plaisent pas toujours aux riverains.

« J’ai voulu brancher mon téléphone mais ça ne semble pas fonctionner ? » questionne une jeune femme, quelques minutes après avoir mis pied à terre. Ici, pas d’électricité. Annick met en route un générateur en fin de journée, mais pour le reste, il faut faire sans. D’autant que le Vini (téléphone portable) ne passe que rarement de ce côté de la presqu’île. Les informations circulent par le bouche-à-oreille. Comme la polémique de la tour des juges, qui s’est répandue comme une traînée de poudre. Le remplacement de la structure en bois amovible — jugée non conforme aux cahiers des charges du Comité d’organisation des Jeux olympiques — par une tour en aluminium de 14 m de haut a déclenché l’ire des habitants et les associations environnementales, inquiets pour la biodiversité marine. « Nous avons organisé une marche et contré le projet de départ », rappelle la présidente de l’association. Une mobilisation qui a eu pour effet la révision du dossier et l’installation d’une structure allégée.

Annick Paofai, présidente de l’association de défense du Fenua ’Aihere et gérante de la pension de famille Bonjouir.
© Lorraine Gregori / Reporterre

Le Fenua ’Aihere est une terre de pêcheurs et d’agriculteurs. L’environnement marin est donc au centre des préoccupations. « Nous avons été les premiers à mettre en place un rāhui à Tahiti », souligne Annick. Il s’agit d’une technique ancestrale, une zone maritime protégée, comme un système de jachère, dans laquelle il est interdit de pénétrer. Celui de Teahupo’o fait environ 750 hectares. « Nous avons mis presque dix ans à l’élaborer. Le rāhui est un procédé polynésien, mais régi par les lois françaises, ça a été très compliqué. »

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Sa mise en place avait été demandée par les anciens, voyant des espèces de poissons disparaître, comme le poisson-perroquet, précise Teva Rochette, président du rāhui depuis trois ans. À l’époque, « des bonitiers [des bateaux de pêche] s’amarraient dans le lagon et pêchaient à outrance, raconte Annick. D’autres utilisaient une racine qu’ils écrasaient sur les coraux pour empoisonner le poisson… avant de passer à l’eau de javel. » Depuis que la zone est protégée, « le poisson est revenu. Le rāhui de Teahupo’o est le plus poissonneux de Tahiti », félicite Teva Rochette.

Les Tahitiens s’étaient mobilisés contre l’installation de cette tour en aluminium dans le lagon de Teahupoo, à Tahiti. Grâce à leur combat, celle-ci est plus légère que prévue.
© Lorraine Gregori / Reporterre

Le soleil se couche sur le Fenua ‘Aihere et Annick disparaît, elle aussi, derrière son rideau. Cette vie, « magnifique, extraordinaire, jouissive », elle ne l’échangerait pour rien au monde. Même s’il faut parfois se battre pour la préserver : « On peut avoir le modernisme sans détruire la nature. »



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