• ven. Sep 20th, 2024

Ces penseuses qui portent des utopies écologistes radicales


Mellionnec (Côtes-d’Armor), reportage

Continuer à foncer dans le mur, lancés à pleine vitesse sur des autoroutes de bitume survolées de drones et bordées de centrales nucléaires ? Ou écraser le frein et laisser son imagination s’envoler ? C’est cette voie de traverse que propose la deuxième édition du festival gratuit La Machine dans le jardin, les 27, 28 et 29 juillet à Mellionnec dans les Côtes-d’Armor.

L’objectif est d’inviter les participants à déployer de nouveaux imaginaires et utopies techniques écologistes, féministes et décoloniaux, à opposer aux fantasmes technosolutionnistes mortifères notamment portés par certains entrepreneurs milliardaires du numérique. Un chantier vaste et enthousiasmant pour ce village de quelque 400 habitants, tout de granit et volets bleus dans son écrin de campagne verdoyante.

À l’origine et aux manettes du festival, l’historienne des techniques Fanny Lopez, la philosophe spécialiste de l’utopie et de la science-fiction Alice Carabédian et les libraires Élise Feltgen et Robin Kerguillec, réunies [1] autour d’une petite table dans l’odeur du café chaud — la librairie du couple, Le Temps qu’il fait, fait aussi buvette.

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Conquête spatiale, smart grid, 5G… Présentées comme neutres, ces inventions sont en réalité structurées par des intérêts financiers et pétries d’idéologie accélérationniste, extractiviste, individualiste. Et façonnent à leur tour nos imaginaires, dans un véritable cercle vicieux. Exemple avec l’ascenseur, « apparu dans les mines pour augmenter la productivité et le travail, qui a ensuite permis aux grands immeubles et aux premiers grands trusts [des entreprises très puissantes] de se développer », dit Fanny Lopez. Et le nucléaire, qui repose sur l’utopie « déterrestrée » d’une énergie abondante et hors-sol, où la question des déchets est invisibilisée, comme le démontre le chercheur en philosophie des sciences Ange Pottin — invité du festival.

Robin Kerguillec, Alice Carabédian, Fanny Lopez et Elise Feltgen, dans la librairie de Mellionnec.

L’historien étasunien Lewis Mumford distinguait ainsi technique autoritaire et technique démocratique. « Les techniques autoritaires renvoient aux imaginaires ultraproductivistes et capitalistiques, qu’importe le coût, notamment environnemental », explique l’historienne.

L’utopie, une « arme révolutionnaire »

Preuve s’il en faut de ce rapport ambigu de la technique et de l’imaginaire, certaines inventions ont été directement inspirées par la science-fiction. « Les outils de surveillance, les androïdes, les taxis volants… Ces objets ont été décrits de manière dystopique dans la SF. Mais les ingénieurs les ont récupérés en oubliant complètement le monde dont ils étaient issus. Et les milliardaires nous les vendent désormais comme un futur désirable », dénonce Alice Carabédian.

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La philosophe encourage à ne pas se laisser happer par cette notion de progrès « linéaire, uniforme, marche en avant, que l’on nous présente comme inéluctable et que l’on se doit donc de suivre ». Répandre de nouveaux imaginaires ; viser loin, dépasser les alternatives qui existent déjà – écolieux, permaculture, vélo et autres « utopies concrètes ». Son livre, Utopie radicale — Par-delà l’imaginaire des cabanes et des ruines (Seuil, 2022), est un vibrant plaidoyer pour une « utopie radicale, toujours en excès, sauvage et indomptable ». « L’utopie est une arme révolutionnaire », disait Alice Carabédian à Reporterre en 2023.

Plus facile à dire qu’à faire. Jusqu’à présent, l’histoire entre écologistes, féministes et technique est tourmentée. Elle rejoint par endroits celle du courant technocritique, né avec la révolution industrielle : à travers le combat contre le nucléaire de Günther Anders, contre le système automobile d’Ivan Illich… ou celle de l’écoféminisme : entre 1980 et 2000, des centaines de femmes se sont ainsi réunies dans un campement pour la paix contre l’installation de missiles nucléaires, sur la base militaire de Greenham Common en Angleterre. Ce courant « est marqué par les luttes contre les infrastructures et les nuisances qu’elles provoquent », rappelle Fanny Lopez.

Microréseau électrique et cité circulaire autonome

Depuis les années 2000, les imaginaires effondristes, comme la collapsologie, tournés vers le risque d’anéantissement de notre société thermo-industrielle, sont aussi très actifs. Les écologistes qui les diffusent s’intéressent peu à ce que deviendront les réseaux électriques, les centrales nucléaires ou les autoroutes, ni à ce qu’on pourrait inventer pour les remplacer. « Les grandes infrastructures y sont pas ou peu présentes », observe l’historienne. Qui regrette ce manque d’intérêt pour la transformation des grandes structures productives. Car « changer de société, c’est changer d’infrastructures », dit-elle.

L’histoire de la technique est d’ailleurs traversée de projets alternatifs. « Les imaginaires techniques sont un éventail très complexe et multiple, ce sont des dystopies, des utopies, des potentialités non advenues mais aussi des techniques oubliées et disparues », rappelle Fanny Lopez, qui les explore dans ses livres Le rêve d’une déconnexion. De la maison autonome à la cité auto-énergétique (éd. de la Villette, 2014) et L’ordre électrique. Infrastructures énergétiques et territoires (Métis presses, 2019).

La première édition (2023) de La Machine dans le jardin, colloque-festival interdisciplinaire sur les imaginaires techniques, en centre Bretagne.
© Geoffroy Mathieu

« Dès 1833, l’ingénieur allemand John Adolphus Etzler inventait un microréseau électrique qui fonctionnerait uniquement avec les énergies du vent et du soleil. C’est une utopie de l’abondance qui ambitionnait aussi de libérer les humains du travail. » Entre les années 1960 et 1970, les architectes français Georges et Jeanne-Marie Alexandroff ont imaginé des monuments auto-énergétiques et même une « utopie solaire autonome », une vaste cité circulaire capable de capter les énergies naturelles.

La science-fiction, une alliée précieuse

Las, ces imaginaires ont été invisibilisés, marginalisés. Le modèle industriel des grands réseaux résulte non pas d’une fatalité du “progrès” mais de choix politiques. « La contre-culture a souvent été limitée à la petite échelle, caricaturée avec l’image des hippies dans leur maison autonome », déplore-t-elle. L’essor des énergies renouvelables, dans les années 2000, aurait pu être l’occasion de remettre à plat l’organisation du réseau électrique. Mais là encore, l’utopie s’est fait couper l’herbe sous le pied. « Il y a eu une reprise en main assez forte des politiques et des opérateurs réseaux qui ont, dès les années 2010, évacué toute alternative en s’appuyant notamment sur l’idéologie technosolutionniste des smart cities qui a envahi les imaginaires urbains. »

Pour développer de nouveaux imaginaires techniques, la science-fiction peut être une alliée précieuse, estime Alice Carabédian : « Dans science-fiction, il y a science. La question technique est centrale dans cette littérature. Mais elle n’est pas détachable des politiques, des relations à l’altérité qui en découlent. La fusée, oui, mais laquelle, pour aller où et pour faire quoi ? »

« La question technique est centrale dans la science-fiction »

La philosophe puise son inspiration dans « l’utopie ambiguë » décrite par l’autrice féministe Ursula K. Le Guin dans Les Dépossédés et dans le Cycle de la Culture de Ian M. Banks, œuvre à laquelle elle a consacré sa thèse. « Banks y imagine une civilisation qui évolue dans les étoiles et construit des habitats à partir de débris et de cailloux flottants. Il change complètement les règles du jeu, le rapport à l’environnement. »

Elise Feltgen, créatrice de la librairie avec Robin Kerguillec, souhaite « créer une culture commune autour de ces questions sur le territoire ».

Des discussions d’initiés ? Non, assurent Élise Feltgen et Robin Kerguillec. Eux-mêmes ont étudié les lettres, le cinéma, l’anglais et la philosophie politique. Il leur a fallu s’approprier le sujet, en luttant contre l’idée qu’ils n’avaient pas les connaissances ou la légitimité pour s’y intéresser. « On a l’impression que les questions techniques sont gérées par des experts, qu’on n’est pas concernés… D’autant moins quand on a reçu une éducation de femme. Mais tout cela est socialement construit », assure la libraire. Le bouillonnement éditorial actuel autour de ces questions a aidé la prise de conscience de son compagnon, marqué par La ruée minière au XXIe siècle (Seuil, 2024) de la journaliste Celia Izoard et La question de la technique en Chine de Yuk Hui (éd. Divergences, 2021).

« C’est passionnant mais que fait-on maintenant ? »

Depuis, ils ont étoffé le rayon de leur librairie consacré à ces questions. Et l’intérêt des lecteurs et des lectrices est là, constatent-ils. « Quand nous avons invité Tristan Urtizberea, auteur de Produire son électricité — Autoconstruire son installation photovoltaïque, je me suis aperçue que les écolos du coin avaient énormément réfléchi à ces questions techniques. Nombre d’entre eux ont fait l’élec’ de leur maison, savent réparer une tronçonneuse. » Reste à repolitiser ces pratiques. « Cette littérature, qui propose de construire son éolienne ou son four solaire, ne pose pas la question des imaginaires qui traversent ces objets », juge Robin Kerguillec. Et pourrait très bien finir dans la bibliothèque d’un survivaliste d’extrême droite. Alors, le couple multiplie les rencontres, pour « créer une culture commune autour de ces questions sur le territoire », comme le souhaite Élise Feltgen.

© Geoffroy Mathieu

Le festival veut propager ce travail en en élargissant l’échelle. Et aussi — un comble pour un festival consacré aux imaginaires et à l’utopie ? — bâtir des perspectives dans le monde réel. « Beaucoup de gens sont revenus de la première édition en nous disant : “c’est passionnant, mais que fait-on maintenant ?”, dit Robin Kerguillec. On est sur le fil, on ne peut pas se contenter de dire qu’on veut infuser, alimenter la vie de l’esprit. » La Machine dans le jardin s’est déjà intégrée dans les rouages de ce réseau de circulation complexe entre utopies, imaginaires et alternatives : la journée du vendredi sera consacrée à un « atelier Transformers » animé par Alice Carabédian, Fanny Lopez et des ingénieurs, économiste, architecte, pour spéculer sur de nouveaux réseaux électriques et les modes de gouvernance qui y seraient associés.



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