• jeu. Sep 19th, 2024

Et si on changeait de monnaie pour respecter les limites planétaires ?


Le 1er août marque, cette année, le « jour du dépassement » de la Terre. Soit la date à laquelle nous avons consommé l’ensemble des ressources que la planète peut renouveler en une année, selon le décompte du WWF France, associé au Global Footprint Network. Pour régénérer tout ce que l’humanité consomme, il nous faudrait 1,75 Terre en termes de surface. Cette surconsommation écologiquement désastreuse s’aggrave continuellement depuis les années 1960, faute de savoir gérer nos activités durablement. Pour sortir de l’ornière, de plus en plus d’économistes suggèrent une nouvelle approche : créer une « monnaie écologique ».

Dotée de caractéristiques très variables selon les auteurs, une telle monnaie serait un levier très puissant pour canaliser nos économies à un niveau soutenable. Leur constat commun : le système monétaire actuel, au service du capitalisme financier, engendre de nombreux problèmes et s’avère incapable de financer les nécessaires investissements écologiques.

S’attaquer au problème nécessite d’abord de définir la monnaie. « Le grand public l’ignore mais, dans le système actuel, ce n’est pas l’État qui crée la monnaie, ce sont les banques : lorsqu’elles accordent un crédit à un ménage ou une entreprise, elles ne prêtent pas de l’argent qu’elles détiennent déjà — de l’épargne qu’elles auraient préalablement collectée auprès du public —, mais de l’argent qu’elles créent exprès pour l’occasion, à partir de rien, par un simple jeu d’écriture comptable », écrivent Jézabel Couppey-Soubeyran, Pierre Delandre et Augustin Sersiron dans Le Pouvoir de la monnaie (Les Liens qui libèrent, 2024).

De manière simplifiée : la monnaie est créée par les crédits accordés par les banques privées. L’argent est ensuite détruit lorsque l’emprunt est remboursé, à l’exception des intérêts gagnés par la banque. Extrait du « Pouvoir de la monnaie ».
© Éditions Les Liens qui libèrent

Autrement dit, l’argent, c’est de la dette. Si vous empruntez 100 000 euros à la banque pour acheter une maison, la banque crée ex nihilo ces 100 000 euros : écrire le chiffre sur votre compte suffit à les faire exister. Une pure abstraction numérique, dépourvue en outre de toute attache avec le réel depuis 1971 et la fin de la convertibilité du dollar en or.

« Pendant une longue période de l’histoire humaine, la monnaie était basée sur l’or ou sur un matériau physique, dont la quantité était limitée. Il y avait donc une limite physique à l’accumulation monétaire, qui a complètement disparu aujourd’hui », raconte l’économiste Jean-Michel Servet, professeur honoraire de l’Institut de hautes études internationales et du développement de Genève.

Le système monétaire, privatisé et détaché des contraintes des ressources physiques, s’avère ainsi parfaitement adapté aux besoins d’accumulation du capitalisme et à ses rêves de croissance économique infinie. « La privatisation de la création monétaire, donc de la marchandisation de la monnaie devenue un bien produit et exploité de façon privée a joué un rôle essentiel dans la “grande accélération” qui a fait de l’Occident industriel moderne non seulement une force géologique, mais une force de destruction écologique accélérée », résume l’économiste Christian Arnsperger dans l’ouvrage collectif Politiques de l’Anthropocène (Presses de Sciences Po, 2021).

Payer en empreinte écologique ou en points carbone

Ce dernier plaide pour une révolution monétaire totale. Puisque notre priorité ne devrait pas être la croissance économique, mais la préservation de l’habitabilité de la Terre, la monnaie devrait être fondée sur notre empreinte écologique. « Ce que nous devrions échanger entre nous, ce sont des fractions d’empreinte écologique plutôt que des francs ou des euros, de sorte que la quantité totale d’argent en circulation — ou plus précisément la somme de toutes les transactions effectuées avec l’argent en circulation, le long de l’ensemble des chaînes d’extraction, d’approvisionnement et de consommation — engendre une empreinte écologique totale égale à une seule planète », écrit-il.

Un tel renversement systémique serait extrêmement complexe à mettre en œuvre et n’est, a fortiori, pas à l’ordre du jour. « La réflexion sur ces aspects ne fait que commencer », reconnaît l’économiste. D’autres auteurs poussent toutefois l’idée sous une forme simplifiée. C’est le cas de la « monnaie carbone », relayée notamment par une poignée d’économistes dans une tribune publiée dans Le Monde en octobre 2023.

Monnaie hélicoptère, monnaie volontaire…

L’idée est de conserver les euros, mais d’étiqueter également les produits en « points carbone ». Chaque individu aurait un nombre de points à dépenser, égal à l’empreinte carbone du pays, répartie équitablement entre ses habitants. Chaque année, ce quota de points distribués serait revu à la baisse, de manière à respecter les baisses d’émissions de gaz à effet de serre prévues par l’Accord de Paris, incitant les gens à consommer les produits les plus vertueux et les producteurs à changer de pratique.

« Un peu comme les tickets de rationnement pendant la guerre, développe Jean-Michel Servet, coauteur de la tribune. Ce système de double monnaie permet d’associer la monnaie et l’environnement, sans sortir du système financier dont nous dépendons, qu’on le veuille ou non. »

Cette proposition suscite toutefois de nombreuses critiques. Le système se rapproche d’abord des crédits carbone actuellement en circulation, régulièrement pointés pour leur inefficacité du fait des difficultés à tracer le carbone et des droits à polluer qu’ils octroient. « Ça n’a pas fonctionné pour le marché européen, ça ne marchera pas non plus pour le marché individuel. Cela ne fait que générer de la spéculation en plus d’être injuste socialement en incitant les pauvres à vendre leurs points carbone aux riches, sans pour autant combler leurs besoins. Et cela fait reposer un problème collectif sur des décisions individuelles, dans la continuité de l’idéologie libérale et de son illusoire marché omniscient », tacle l’économiste Jean-Michel Harribey.

Une monnaie écologique libérée de la dette ?

Une autre approche, développée par les auteurs du Pouvoir de la monnaie, consiste à réclamer la réappropriation du pouvoir de créer la monnaie. Le système actuel est dans une impasse puisqu’il contraint les États à s’endetter pour investir, puis à limiter leurs dépenses pour rembourser leurs dettes, en totale contradiction avec les besoins d’investissements massifs pour la transition écologique.

Seule manière de rompre le cercle vicieux : créer de la monnaie sans dette. « On doit pour cela mobiliser les banques centrales. Elles ont, dans les faits, créé beaucoup de monnaie lors des crises sanitaire et financières, pour sauvegarder le capitalisme financier, avec tellement de succès qu’elles l’ont même renforcé. Rien n’empêcherait de les mettre à l’inverse au service d’une transformation de la société », plaide l’économiste Jézabel Couppey-Soubeyran.

Si, aujourd’hui, le commun des mortels ne peut pas générer de nouvelle monnaie autrement qu’en s’endettant auprès d’une banque privée, rien n’empêche techniquement les banques centrales de briser cette règle et de distribuer directement de l’argent frais aux États, entreprises et particuliers, sans générer de dette. C’est ce qu’on appelle communément la « monnaie hélicoptère » : des milliards d’euros qui pourraient, imagine Jézabel Couppey-Soubeyran, être fléchés spécifiquement vers les investissements indispensables à la transition et non rentables sur le marché. Une monnaie dénuée de dette qu’elle et ses coauteurs appellent « monnaie volontaire ».

Ceux qui récusent la possibilité d’un tel flot « d’argent magique » pointent notamment le risque d’inflation qu’il pourrait occasionner. « Cela s’accompagnerait d’une batterie d’instruments pour contrôler évidemment la masse monétaire en circulation, argumente Jézabel Couppey-Soubeyran. Des instruments fiscaux comme des microtaxes sur les transactions financières ou des mécanismes classiques comme la hausse des taux directeurs. »

« Le problème n’est pas l’argent en tant que tel, mais sa destination, abonde Jean-Marie Harribey. D’où la nécessité impérieuse de reprendre le contrôle du système bancaire, et notamment des banques centrales. Aujourd’hui, la Banque centrale européenne fait ce qu’elle veut, sans contrôle démocratique. »

D’une facilité technique a priori déconcertante, la mise en place d’une telle monnaie écologique se heurte ici à un obstacle majeur : la résistance politique. « La monnaie est une institution très structurante pour l’ordre social. Si on la change, on change la société et les rapports de force en son sein. Ceux qui défendent le capitalisme, repeint de quelques touches de vert, craignent ces solutions qui ne leur permettent plus de s’enrichir de la même manière », soupire Jézabel Couppey-Soubeyran.

Jean-Marie Harribey, de son côté, développe une analyse sceptique de la « monnaie volontaire », dont la mise en place « pose de nombreuses questions d’ordre institutionnel et d’ordre économique » : « La monnaie sans dette n’a aucun sens. La monnaie est toujours le fruit d’un contrat entre l’émetteur et le récepteur qui contracte un crédit. Du reste, la question de la dette ne répond pas à l’enjeu essentiel : qui contrôle la création monétaire et le système bancaire ? »

Ces pistes, pour incomplètes qu’elles soient, viennent garnir les bancs des alternatives au système financier classique, aux côtés par exemple de l’idée de « monnaie pleine » qui visait aussi à redonner le pouvoir monétaire à la Banque centrale, et que la Suisse a explorée puis rejetée par votation en 2018. « Il y a eu un énorme travail du lobby bancaire contre cette initiative », déplore Jean-Michel Servet, partisan de la monnaie pleine. Une nouvelle illustration de la nature d’abord politique, avant d’être monétaire ou d’un autre ordre, de la lutte contre le désastre écologique.



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