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Murmures des passés, par Jean-Philippe Rossignol (Le Monde diplomatique, août 2024)

ByVeritatis

Août 3, 2024


Cette scène se passe au Caire en 1982, dans le quartier pauvre du Moqattam. Autour de la table, une femme, en compagnie de son fils Ali et d’un docteur, Tarek, venu l’examiner. Ce dernier observe également un monde inconnu, le garçon aimerait lui aussi « soigner les gens ». La mère commente : « Allons bon ! Un médecin qui ne sait pas pourquoi il l’est devenu et un autre qui viendrait du Moqattam : me voilà bien entourée ! » Ce qui semble une pique condense l’esprit paradoxal de ce premier roman. Éric Chacour y déjoue les clichés associés aux inégalités de classe et à la double appartenance culturelle. Nombreux sont les pièges. Comment raconter le parcours de Tarek, qui prend sans surprise la relève dans le cabinet cossu de son père, puis ouvre un dispensaire pour les démunis ? Comment Ali, garçon de « mauvaise vie », peut-il l’accompagner dans les soins quotidiens sans que le texte souligne trop le déséquilibre entre celui qui possède et celui qui est dépossédé ? Par son art de l’esquive, Chacour tisse un lien solide entre les deux hommes, celui d’une amitié difficile à cerner puisqu’elle prend le contre-pied des normes masculines. S’agit-il d’une marginalité commune à deux personnages pourtant aux antipodes, d’un désir homosexuel ? Ou simplement de fraternité ? L’énigme demeure. Peut-être parce qu’il s’agit ici de conter la vie d’un homme aux souvenirs enfouis.

Tarek est né dans une famille de la communauté levantine, où s’entremêlent les cultures françaises et arabes, représentative de la minorité syro-libanaise de l’Égypte des années 1980, encore marquée par les années de pouvoir de Gamal Abdel Nasser. Mais l’histoire du jeune médecin se déroule également dans le Canada des années 2000 où il est parti s’installer, seul. Deux pays, deux langues et plusieurs générations. De 1961 à 2001, du Caire à Montréal, d’une modernité à une autre, la trame revisite ce qui a disparu, fait surgir un monde que l’auteur, lui-même né à Montréal dans une famille syro-libanaise d’Égypte, n’a pas connu directement — mais ses détails peuplent son imaginaire. Ce que je sais de toi œuvre à la reconstitution quasi archéologique d’un univers cairote vu au travers de ses objets, ses rues et ses habitations. Loin d’une nostalgie qui romantiserait un monde arabe oublié, l’écriture de Chacour se démarque par son ton décalé et délicat mais sans préciosité. Initialement publiée au Québec en 2023, saluée par les critiques et le public, cette fiction évite aussi la belle facture romanesque. Les couleurs, les odeurs et les sensations éprouvées par les personnages ne recherchent pas les habituels morceaux de bravoure. La vie de Tarek est saisie dans ses doutes, ses temps de silence et de compréhension a posteriori. Les relations entre Tarek et Ali restent mystérieuses, comme celles de Tarek avec sa sœur ou sa compagne. Et le narrateur qui s’adresse à Tarek pour reconstruire son histoire ne peut élaborer que ce qu’il appelle « mon histoire de toi » : sans explications, dans l’incertitude des trajectoires humaines.



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