• ven. Sep 20th, 2024

Champion de marathon, le peuple rarámuri résiste en courant


Guachochi et Chihuahua (Mexique), reportage

Après une demi-journée de soleil étourdissant vient le déluge. C’est à ce moment-là qu’Irma Chávez apparaît, sortant d’une dense forêt de pins. Elle emprunte précautionneusement un petit pont suspendu entre deux flancs de montagne et amorce ainsi son dernier quart de l’« ultramarathon des canyons ». « Courir sous la pluie est une bénédiction car il fait très chaud, explique la Rarámuri de 33 ans. Il faut faire attention à ne pas glisser mais c’est une bénédiction pour la communauté. » Il s’agit de sa quatrième participation à cette course de 63 kilomètres et elle jouit d’un avantage considérable : ces montagnes, elle y court depuis qu’elle a cinq ans.

Sous-système de la gigantesque Sierra Madre occidentale (nord-ouest du Mexique), les montagnes de la Sierra Tarahumara sont le refuge d’un peuple millénaire qui lui a donné son nom. Sur leur territoire, les Tarahumaras font face à une augmentation des activités criminelles et à des politiques extractivistes héritées de la période coloniale (1521-1821). Si ces massifs sont sérieusement menacés, les communautés locales utilisent leur tradition la plus ancrée, la course, pour promouvoir leurs luttes et renforcer leur lien avec la nature.

Entre montagnes et forêts, la Sierra Tarahumara est un sanctuaire de biodiversité. Les forêts de pins et chaînes couvrent 4,3 millions d’hectares mais ces écosystèmes sont sérieusement menacés par les coupes illégales.
© Julien Delacourt / Reporterre

Les Tarahumaras se nomment eux-mêmes « rarámuris », pour « pieds de tortues » dans leur langue. Un terme qui a peu à peu été occidentalisé en « pieds légers », en référence à leur endurance hors du commun. Le comportement d’Irma confirme cette réputation. Seulement un fruit et quelques gorgées de soda au point de ravitaillement puis, aussitôt, la coureuse se remet en route pour les 16 kilomètres restants.

Le danger de la folklorisation

Comme chaque premier samedi de juillet, la place centrale de Guachochi, petite ville de la haute Sierra Tarahumara, est noire de monde. Plus de douze heures après le départ de la coureuse, les premiers « ánimo Irma » (« courage Irma » en espagnol) se font entendre. L’athlète franchit enfin la ligne d’arrivée, légèrement tremblante mais satisfaite. Elle confie ne pas avoir la moindre idée de son temps ni de son classement. « Ce n’est pas très important, c’est plus un rituel personnel, un défi à relever, dont on sort inspirée et changée. » Elle apprendra plus tard être arrivée 115ᵉ sur 322.

Sous la pluie, Irma Chávez, reprend son souffle à un point de ravitaillement avec continuer la course et les 16 kilomètres restants.
© Julien Delacourt / Reporterre

Si une certaine humilité est de mise, les communautés ne manquent pas de mettre en avant leurs champions, et surtout championnes, pour promouvoir leur culture. En mars 2024, l’exploit d’une équipe de femmes rarámuries, arrivée sur le podium d’un ultramarathon reliant Los Angeles à Las Vegas en plusieurs jours, est devenu viral sur internet. À Guachochi aussi, le symbole est fort : le podium des 100 kilomètres, une course organisée en parallèle, est entièrement rarámuri pour cette 27ᵉ édition.

« C’est un rendez-vous important pour certaines ethnies tarahumaras, qui le reçoivent comme une célébration de leur identité », affirme Jose Luis Lucio, coordinateur de la course. Si la diversité des participants fait la richesse de l’événement, il note tout de même quelques différences : « [Les Rarámuris] ne courent pas avec une dimension de compétition, à la différence des blancs. La plupart ne s’entrainent que rarement, voire pas du tout. »

Lors de la cérémonie d’ouverture, Alejandro Hernández Cruz, le maire de Guachochi, Chihuahua, est aux côtés des quatre coureuses rarámuris arrivées sur le podium d’un ultramarathon de 550 kilomètres entre Los Angeles et Las Vegas.
© Julien Delacourt / Reporterre

Sur la ligne d’arrivée, les plus applaudis sont souvent ceux en tenue traditionnelle : jupes colorées pour les femmes et « huaraches », de petites sandales en pneus recyclés. « Ces jupes sont lourdes, dit Irma Chávez en souriant, et elles frottent douloureusement les jambes. » Si elle a utilisé ces tenues presque toute sa vie, cela fait maintenant deux ans qu’elle apprend à courir en tennis et en vêtements de sport. Culturellement, ces symboles sont essentiels mais pour Irma, c’est le bien-être qui prime. « Il faut arrêter de folkloriser les tenues traditionnelles et les courses. »

Une coureuse tarahumara cours avec ses « huraraches », de fines sandales faites à partir de pneus recyclés.
© Julien Delacourt / Reporterre

« Les courses les plus difficiles au monde »

Après quelques jours de repos, Irma s’active, matériel à la main et en tenue traditionnelle cette fois, sur la petite place de sa communauté tarahumara de Chihuahua, capitale de l’État du même nom. Pour subvenir à leurs besoins, de nombreuses familles quittent la sierra au moins une partie de l’année. Les données sont peu précises mais l’Institut mexicain des statistiques estime que pour la seule année 2021, au moins 1 496 personnes d’origine indigène se sont retrouvées en situation de déplacement interne forcé dans l’État de Chihuahua. Avec l’augmentation des violences et des épisodes de sécheresse, certains observateurs alertent sur un phénomène d’exode rural sans précédent.

« Lance l’anneau et cours ! » Irma encourage une jeune fille. Elle prend son rôle d’éducatrice au sérieux et insiste sur les sports traditionnels. « C’est important de motiver les jeunes à être fiers de qui ils sont, de leur culture. En zone urbaine, certains ont moins cette possibilité mais, ici, les enfants participent beaucoup. » Un bâton en bois à la main et le geste sûr, elle donne l’exemple en réalisant quelques passes d’« ariweta », un jeu ancestral réservé aux femmes. Le but est simple : tour à tour avec l’adversaire, il faut lancer un anneau en tissu avec le bâton et aller le cherchant en courant pour répéter l’opération à l’infini, jusqu’à ce qu’une des participantes s’épuise et abandonne.

Dans sa communauté urbaine de Chihuahua, Irma Chávez fait une démonstration d’« ariweta », ce sport traditionnel réservé aux femmes.
© Julien Delacourt / Reporterre

« Ce sont les courses les plus difficiles au monde », dit Irma, avant de sourire au souvenir de ses records d’ariweta : vingt heures et une centaine de kilomètres parcourus en pleine sierra. Pour les Rarámuris, la dimension spirituelle des courses est primordiale. L’anneau d’ariweta représente la terre, tout comme la balle en bois utilisée dans le « juego de bola », la variante masculine.

Sur la ligne de départ, une cérémonie tarahumara est donnée à quatre heures du matin pour bénir la course et ses 372 participants.
© Julien Delacourt / Reporterre

Cette culture et aptitude à courir s’expliquent d’abord par la nécessité de se déplacer sur terrain escarpé. Les Rarámuris ont traditionnellement plusieurs habitats et cultures dispersés entre la haute et la basse Sierra Tarahumara, où ils migrent selon la saison. « Tout est lié » pour Alejandro Fujigaki, anthropologue à l’Université nationale autonome du Mexique (Unam) et spécialiste des Rarámuris. « L’idée de course s’inscrit dans une philosophie plus large du chemin des ancêtres et de la réflexion, explique le chercheur. Un bon Rarámuri est un bon marcheur, de même qu’une personne résistante, c’est quelqu’un qui a son âme et son corps bien alignés. »

« Les pins sont nos frères »

« Ma grand-mère me disait que courir de nuit, c’est courir avec le monde. » Cette idée, Irma l’a bien en tête pour toujours respecter son environnement, « parce que la nature nous parle ». Les liens entre course et environnement traduisent une relation complexe avec la nature. « Nous le percevons comme de l’écologie mais ce sont des modes d’existence dont on a du mal à saisir la portée, explique Alejandro Fujigaki. Les Rarámuris disent “les pins sont nos frères” et cette relation implique des responsabilités. »

Deux femmes dansent lors d’une cérémonie traditionnelle tarahumara, pour l’inauguration de la 27e édition de l’Ultramarathon des canyons du Guachochi.
© Julien Delacourt / Reporterre

La notion de parenté est ici centrale. Il existe une horizontalité dans les rapports et tous les êtres vivants sont des êtres sociaux, insiste l’anthropologue de l’Unam. « En Occident, nous ne voyons que des objets : l’arbre, c’est du bois ; un fleuve, c’est seulement de l’eau… [Les Rarámuris] ne peuvent pas exploiter ces êtres de cette manière. »

Pourtant, la Sierra Tarahumara est au cœur des convoitises. Le crime organisé a la mainmise sur le négoce des coupes d’arbres illégales, qui engendrerait 450 hectares de déforestation par an, selon un rapport de l’ONG The Nature Conservancy. L’industrie minière s’intéresse également de près à cette région riche en cuivre, dont l’extraction génère d’irréversibles destructions et d’importants déplacements de population.

Les Rarámuris font aussi face à un racisme institutionnel et à une extrême pauvreté dont les femmes sont souvent les premières affectées. Pour Irma, c’est là que la course s’impose comme un acte de résistance. En tant que femme rarámurie, courir lui a permis de voir le monde et de faire connaitre sa culture, du marathon de Boston jusqu’au Brésil. Elle nuance cependant : « Cela ne concerne pas seulement un petit bout de Sierra Tarahumara. C’est une lutte que portent tous les peuples indigènes du monde. »



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