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Pourquoi cibler des trains ? Une histoire du sabotage


Toute la lumière n’a pas encore été faite sur les sabotages de lignes à grande vitesse qui a paralysé le réseau ferroviaire le 26 juillet, le jour de l’inauguration des Jeux olympiques de Paris. Si son ampleur et ses dégâts ont impressionné les autorités qui tendent à attribuer l’acte à l’« ultragauche », il n’en reste pas moins que ce type d’opération est, en réalité, assez courant, comme le rappelait dans un entretien pour Reporterre le chercheur Victor Cachard, auteur d’une Histoire du sabotage (Éditions Libre, 2022).

Depuis son apparition, le train a été pris pour cible par des groupes de militants ouvriers et syndicalistes, des anarchistes, des paysans ou écologistes radicaux. Tout un cortège de révolutionnaires et d’indociles, adeptes de la clé à molette et de la bombe incendiaire. S’ils n’ont pas toujours eu le même mobile, au fil des époques, ils attaquent les voies ferrées à la fois pour ce qu’elles représentent symboliquement, mais aussi pour bloquer les flux, paralyser le pouvoir, faire dérailler l’économie.

Contre la « locomotive du progrès »

Dans son livre Technocritiques, (La Découverte, 2014), l’historien François Jarrige revient sur les révoltes populaires contre la « locomotive du progrès ». Il souligne la capacité qu’a le récit officiel à gommer toutes les aspérités qui viennent le contester, sa faculté à faire disparaître celles et ceux qui refusent sa marche forcée.

« Loin d’un long chemin pacifique, l’essor du train s’accompagne de controverses incessantes sur les meilleures techniques à utiliser, le choix des tracés, les enjeux sociaux liés à sa démocratisation », écrit-il. Le train fut l’un des équipements les plus importants de la modernité industrielle : apparu autour de 1830 pour accélérer le transport du charbon extrait des mines, il fut peu à peu étendu au transport de voyageurs et d’autres marchandises, redessinant la géographie des nations et le rapport au temps et à l’espace des populations.

« Un symbole du capitalisme »

« L’impact du train fut décisif à tous les niveaux, décrit François Jarrige à Reporterre. Ce fut un symbole du capitalisme. C’est lui qui imposa la ponctualité et l’uniformisation des horaires, c’est le long de ses lignes que s’étendirent les premiers réseaux de communication à distance. Il artificialisa de nombreux territoires et provoqua dès son arrivée des conflits majeurs. »

Les travailleurs des fleuves et des canaux incendièrent les gares et attaquèrent « le monstre » qui menaçait de les priver de pain. Au cours de la révolution de 1848, les émeutiers s’en prirent systématiquement aux réseaux ferroviaires. Leur motivation fait encore débat. Le grand historien Maurice Agulhon s’interrogeait alors dans Les Quarante-huitards (Gallimard, 1975) : « Le chemin de fer lui-même était visé, mais à quel titre ? Comme élément du monde des riches ? Comme propriété d’un riche particulièrement voyant [James de Rothschild] ? Ou comme élément d’une modernité technique qui privait de travail le petit monde vivant de la route, du cheval ou de la batellerie ? De tout cela un peu, sans doute. »

La Gare Saint-Lazare de Claude Monet en 1877.
Wikimedia Commons/CC0/Musée d’Orsay

« Des troubles archaïques »

Il n’empêche que la nature révolutionnaire de ces actions a rapidement été niée par le nouveau pouvoir républicain. « Il n’y vit que des troubles sociaux archaïques ou des actes criminels stimulés par des incendiaires, sans portée politique réelle », explique François Jarrige.

Dans les années 1860, des ingénieurs s’inquiétèrent aussi de l’énorme consommation de charbon qu’implique ce système de transport : l’un d’entre eux proposa en 1865 d’employer, pour les petites lignes locales, la traction animale plutôt que la traction « vaporifère » : l’emploi des machines à vapeur multiplie en effet les risques et les incendies, et accentue la menace de « l’épuisement rapide de tout le charbon de terre européen », raconte l’historien.

« Les voies ferrées ont fait du monde un substrat homogène »

Malgré ces critiques, l’euphorie ferroviaire l’emporta. En France, en 1879, le plan Freycinet développa massivement les voies ferrées. Ailleurs, en Afrique ou dans l’Ouest américain, le train fut un instrument majeur de la colonisation, un outil militaire au service de la conquête de ces territoires considérés comme « vierges ».

En acheminant les matières premières vers la mer et les métropoles, au prix de nombreuses vies humaines, ces lignes instituèrent un pillage généralisé et accélérèrent la destruction des terres. « Les voies ferrées ont fait du monde un substrat homogène, une surface plane et accessible, sur laquelle poser et exercer le pouvoir », raconte Jean-Baptiste Vidalou dans Être forêts (La Découverte, 2017).

L’impulsion du syndicalisme révolutionnaire

En France, il faudra attendre la fin du XIXe siècle pour voir le sabotage de trains revenir sur le devant de la scène. Après « les primitifs de la révolte », pour reprendre l’expression de l’historien Hobsbawm, et les attaques de trains par la plèbe, qui voyait son mode de vie disparaître sous les rails, c’est au tour du syndicalisme révolutionnaire de reprendre le flambeau. « On entre alors de plain-pied dans une seconde période de contestation, explique François Jarrige. Le train n’est plus contesté pour lui-même, mais les sabotages se multiplient pour prolonger la grève, entraver l’arrivée des troupes, viser les intérêts du patron. »

Sous l’impulsion du cégétiste Émile Pouget, via les écrits des journaux tels que Le Père peinard ou La Guerre sociale, l’idée de cibler le train se répand. L’objectif, dit Pouget, est de s’attaquer à « des infrastructures vitales du système capitaliste ». À l’époque, l’usage du train s’est démocratisé, le bloquer devient un moyen de pression énorme. Émile Pouget parle d’« action directe insurrectionnelle ».

Attentats à la dynamite, fils électriques sectionnés, pierres jetées sur les trains…

Lors de la grande grève des cheminots en 1910, les syndicalistes révolutionnaires exultent et affirment que « l’ère du sabotage est ouverte ». Tout au long du conflit social, du 1er octobre 1910 au 30 juin 1911, le ministre de l’Intérieur recense plus de 2 900 actes de sabotage. Les fils électriques sont sectionnés le long des voies, les signalisations sont détruites, des pierres jetées sur des trains, des pétards placés sur des voies ferrées.

On compte pas moins de 73 tentatives de déraillement, des dégradations de rails, des attentats à la dynamite. Fortement réprimée, la grève sera néanmoins victorieuse avec, en 1911, une augmentation des salaires et l’obtention d’un règlement des retraites.

Gare désertée durant la grève des cheminots du Nord, en 1910.
Wikimedia Commons/CC0

Déjà à l’époque, le sabotage suscite de nombreuses polémiques. Assimilé à du terrorisme et à un « crime national » par les autorités, il est aussi critiqué à l’intérieur même du mouvement social. « C’est un mode d’action défendu par une petite minorité, et dont l’importance n’a jamais été à la hauteur des rêves d’insurrection généralisée de ses plus fervents partisans, observe l’historien Dominique Pinsolle. Le grain de sable ne suffit pas à enrayer totalement la machine. »

Un outil de la Résistance

Il n’empêche que le sabotage de trains continue d’alimenter les imaginaires de lutte, en ce début de siècle. Il va là encore se métamorphoser. « Au sortir de la grève des cheminots, écrit Victor Cachard, un climat de tension international alimente la crainte d’une entrée en guerre imminente. […] Le sabotage n’est plus pensé sur le modèle des luttes sociales, mais défini comme une tactique d’entrave à l’effort de guerre. Les revendications antimilitaristes des actes de sabotage visent avant tout à dénoncer l’enrôlement forcé de la population civile dans une guerre qui lui est étrangère. » De nombreux trains seront alors sabotés pour empêcher les jeunes appelés de rejoindre le front et bloquer des wagons de munitions.

« Sus aux saboteurs », dans Le Petit journal illustré du 6 août 1911.

Paradoxalement ce n’est pas contre la guerre, mais pendant les guerres que le sabotage connaît par la suite une certaine fortune, notamment au cours de la Seconde Guerre mondiale. Le sabotage va se doter d’une application militaire. Il deviendra l’arme privilégiée de la guérilla, l’outil indispensable à la résistance. C’est la « bataille du rail ». Les partisans vont faire du train le point névralgique de leurs actions pour retarder l’arrivée des renforts allemands, stopper le ravitaillement ou le transport de prisonniers. On entre dans « le temps du sabotage de masse ».

À partir de l’été 1943, on compte pas moins de 100 déraillements par mois. La destruction des voies ferrées est un combat stratégique pour enrayer la mécanique nazie et sa logistique. On retrouvera les mêmes analyses dans les luttes de décolonisation, après-guerre. Le sabotage se glisse dans les manuels de guérilla guévariste ou maoïste, et devient un élément à part entière de la théorie insurrectionnelle.

Mais l’histoire foisonnante du sabotage ferroviaire n’est pas finie. « Il va encore se réinventer à l’aune des années 1970 pour entrer dans une nouvelle phase de contestation, relate François Jarrige. Avec l’arrivée des préoccupations écologiques, le train redevient contesté pour lui-même. »

L’irruption de l’écologie radicale

L’électrification du réseau et sa dépendance à l’énergie nucléaire, alors très critiquée, suscite de fortes mobilisations en milieu rural. « Via les lignes à grande vitesse, les gouvernements successifs ont tout fait pour développer un système élitiste, coûteux et destructeur pour nos milieux de vie », analyse l’historien. En France, la mobilisation des écologistes renoue avec les révoltes passées du XIXe siècle. Elles luttent contre un progrès jugé « irréversible » par les dominants.

« Contre le despotisme de la vitesse », les actions sont multiples : blocage de trains Castor transportant des déchets radioactifs, manifestations contre les nouvelles gares qui artificialisent les terres agricoles, sabotages de nouveaux projets ferroviaires comme le No TAV entre la France et l’Italie, où la multiplication des actions directes retarde fortement le chantier.

Les gendarmes évacuent des manifestants antinucléaires qui s’étaient enchaînés aux rails pour bloquer un train transportant des déchets nucléaires vers l’Allemagne, le 5 novembre 2010 à Caen.
© AFP / Kenzo Tribouillard

En 2003, Sébastien Briat, un écologiste mobilisé à Bure (Meuse) contre la « poubelle du nucléaire », meurt écrasé par un train Castor qui n’a pas pu s’arrêter alors qu’il entravait les voies. Suivront l’affaire Tarnac en 2008 et de multiples sabotages sur les voies. Plusieurs militants classés à l’« ultragauche » par le gouvernement seront alors arrêtés par la police antiterroriste et placés en détention provisoire, accusés d’avoir saboté des voies ferroviaires. Ils seront pleinement relaxés dix ans plus tard. À la fin des années 2000, le Comité invisible, un groupe d’auteurs anonymes, renoue avec les théories révolutionnaires d’antan. « Le pouvoir est logistique, bloquons tout ! » clame-t-il dans L’Insurrection qui vient (La Fabrique, 2007).

« Le pouvoir actuel ne se définit pas par ses institutions politiques, mais par ses infrastructures. Il est architectural plus que représentatif. Il agence des espaces, il administre des choses, il gouverne des hommes », écrivent ses auteurs, avant d’inviter à cibler en priorité « l’ingénierie, l’aménagement du territoire, le design des réseaux ». Et donc, sa matérialisation concrète, le système ferroviaire.

Vers un « train décroissant » ?

Alors que le réchauffement climatique se profile, les écologistes se retrouvent aussi embarqués dans des conflits de valeurs et des dissonances. Le train est présenté comme l’avatar de la transition verte et une alternative aux véhicules individuels. Mais le gouvernement ferme en parallèle les petites lignes et promeut le modèle énergivore des TGV.

« Les écologistes sont pris dans une tension, reconnaît François Jarrige. Mais encore une fois, de quel train parle-t-on ? Le modèle du TGV reflète l’hubris appliquée au transport, comme le Concorde. Son objectif est de concurrencer l’avion bien plus que de répondre aux besoins des populations ou aux urgences écologiques. »

Il faudrait envisager « un train décroissant » face au train prométhéen qu’incarne le TGV. Brider sa vitesse, réduire les consommations, mettre au point des locomotives robustes au lieu de tout automatiser. « Imaginer des réseaux adaptés aux besoins des gens plutôt qu’à ceux des métropoles et des cadres pressés », affirme l’historien, qui se félicite des mobilisations à venir contre les futurs chantiers de nouvelles LGV. Les Soulèvements de la Terre appellent à une manif’ action le 12 octobre prochain contre le projet de ligne Bordeaux-Toulouse-Dax. L’occasion de réfléchir à l’avenir que nous voulons pour le transport ferroviaire.



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