• dim. Nov 10th, 2024

en Sicile, des bidons d’eau face à la pénurie


Agrigente (Sicile), reportage

Quand il pense à Agrigente, capitale de la culture 2025, ça le fait rire. Plutôt jaune, le rire. Il faudrait commencer par pouvoir offrir de l’eau à ses propres concitoyens, pense Vito Desiri, transpirant sous plus de 30 °C, ses deux lourds bidons dans les mains. La précieuse ressource est tellement rare dans cette ville côtière de 55 000 habitants du sud de la Sicile, que Vito Desiri doit se rendre deux fois par jour à la seule fontaine d’eau potable publique de la commune. « Je viens avant d’aller au travail, je remplis 50 litres, je rentre, on fait une machine à laver ou on l’utilise pour la chasse des W.-C., puis je repars travailler, et rebelote le soir après le boulot. » Parfois jusqu’à quatre fois par jour. Des centaines d’autres habitants font de même quotidiennement. Le défilé de bidons est continu.

Baraqué mais fragile, opéré pour une hernie discale, le quinquagénaire porte ses deux bidons le dos voûté. « Cette année, c’est bien pire que par le passé, je dois venir beaucoup plus souvent », dit-il d’un air désabusé. La pénurie a commencé bien plus tôt, aussi, depuis « la fin de l’année 2023 ». Il n’avait pas plu de manière conséquente depuis plus d’un an en Sicile, jusqu’à l’inondation le 5 août de la ville d’Enna, dans la Sicile intérieure. La sécheresse qui frappe l’île depuis le printemps 2023 est historique, après trois années déjà compliquées. « On n’a jamais vu ça », entend-on de la bouche de plusieurs agriculteurs et de simples citoyens.

Eau rationnée pour 1,6 million d’habitants

Partout la situation est alarmante : l’île est en état d’urgence depuis le 7 mai 2023. L’eau y est rationnée pour plus de 1 million d’habitants sur les 5 millions que compte l’île, et des dizaines de milliers d’entre eux se retrouvent sans eau chez eux. Sur la plupart de l’île, les nappes phréatiques sont à des niveaux extrêmement bas, quand elles ne sont pas à sec ou saumâtres. Les 29 principaux réservoirs d’eau qui alimentent la plupart des villes se réduisent comme peau de chagrin : à l’échelle de la Sicile, il ne restait plus que 263 millions de m³ d’eau fin juillet, dont moins de 120 millions de m³ utilisables, pour une capacité totale de 1 011 millions de m3.

Un troisième lac de barrage dont dépendaient 30 000 personnes vient de se vider de ses derniers litres d’eau. L’agriculture qui façonne les paysages partout sur l’île pourrait, elle, en partie disparaître : animaux d’élevages qui meurent faute d’eau, récoltes inexistantes de céréales et de fruits, quand les orangers, citronniers et autres pêchers ne s’éteignent pas complètement. « Seule la pluie peut nous sauver », dit un éleveur du centre de l’île qui s’apprête à abattre une trentaine de vaches, faute d’eau. Un autre agriculteur raconte avoir dû renoncer à commercialiser ses 150 000 kilos de pastèques qui « ont brûlé au soleil ».

Le lac de barrage Nicoletti, où le trait sombre correspond au niveau du lac il y a deux ans.
© Stefanie Ludwig / Reporterre

Les habitants, qui ont manifesté le 2 août sous la bannière « nous voulons de l’eau », s’en sortent comme ils peuvent pour faire la vaisselle, se doucher ou faire une machine à laver. « J’ai l’impression de revivre mon enfance, cinquante ans en arrière, quand on se douchait avec un seau d’eau dans la baignoire », dit, dépité, Vito Desiri. Habituée à la sécheresse estivale, l’immense majorité des Siciliens a un réservoir d’eau pour stocker l’eau acheminée depuis les lacs de barrage. Lors de la période estivale, il est courant qu’elle ne coule qu’une partie de la journée, ou tous les 2 ou 3 jours. Mais cette année, elle est encore plus rare.

Le barrage de Pozzillo, plus grand lac de Sicile surplombé par l’Etna, n’est plus qu’une grande flaque.
© Stefanie Ludwig / Reporterre

L’eau n’arrive que tous les 8 à 11 jours

À Agrigente, plus mauvais élève de l’île, la sécheresse est largement aggravée par l’état catastrophique des infrastructures depuis plusieurs décennies déjà. « Près de 60 % de l’eau mise en réseau se perd avant d’arriver ici », selon l’ingénieur civil Giuseppe Riccobene, qui a travaillé trois ans en tant que consultant pour l’entreprise privée de gestion des eaux à Agrigente Girgenti Acque, tombée en faillite, dont l’ancien patron est poursuivi pour corruption. Avec l’entreprise publique Aica — qui a pris le relais depuis l’été 2021 —, elles sont pointées du doigt pour leur inaction et leur incompétence.

« La gestion est désastreuse », dénonce aussi Giuseppe Amato, expert des questions hydriques depuis quarante ans au sein de l’association écologiste Legambiente. Dernier exemple en date : la perte en 2023 par l’Aica de 49 millions d’euros de financements européens destinés à la rénovation des réseaux d’eau de la seule ville d’Agrigente, en raison d’erreurs techniques.

Giuseppe Amato, de Legambiente, s’évertue à dénoncer la mauvaise gestion de l’eau.
© Stefanie Ludwig / Reporterre

Giuseppe Riccobene, qui a dirigé l’installation de « près de 70 000 compteurs d’eau dans la province », dénonce l’absence de volonté politique. Il pointe notamment les « 25 000 utilisateurs sur 120 000 dans la province qui ne disposent toujours pas de compteurs et peuvent consommer autant d’eau qu’ils veulent sans la payer », les pertes importantes liées à l’absence d’entretien et les vols récurrents.

Résultat, ces dernières semaines à Agrigente, les « tours » d’eau n’ont lieu que tous les 8 à 15 jours. « Le pire, c’est qu’on la paye très cher cette eau ! », rage Vito Desiri, dont la cuve de 1 500 litres de son appartement est insuffisante pour quatre personnes. Agrigente est effectivement l’une des communes italiennes où l’eau est la plus onéreuse. « Les prix sont très variables, mais un camion-citerne de 10 000 litres peut dépasser les 200 euros en ce moment. C’est une honte ! », dénonce l’ingénieur Giuseppe Riccobene.

Caltanissetta, au centre de la Sicile, est l’une des villes les plus exposées au manque d’eau. Ici, fin mai 2024.
© Stefanie Ludwig / Reporterre

Pour les plus riches, les camions-citernes font office de solution miracle, sans être toujours fiables. « Quand j’appelle un conducteur de camion-citerne, il me dit qu’il n’a pas le temps, qu’il a trop de travail avec les B&B, les hôtels ou même les débarcadères », raconte Eugenio, propriétaire d’une maison avec un réservoir de 10 000 litres presque vide. Sur cette zone côtière, la pression sur la ressource est énorme en été. La ville d’Agrigente attire chaque année toujours plus de vacanciers. Certains B&B ont dû refuser des touristes, d’autres vacanciers se douchent avec des bouteilles. Dans la région, on se dispute les citernes à coups de centaines d’euros.

Souvent, aussi, personne ne sait d’où vient cette eau. « Si dans la région il n’y a pas d’eau, comment une citerne peut en avoir ? » interroge-t-il, en référence aux très nombreux puits illégaux. Inégalités, abus et incivilités : c’est bien ce que met en évidence cette crise de l’eau. À Caltanissetta, dans la Sicile intérieure, Maria, commerciale soignée, raconte ainsi qu’elle « n’a jamais manqué d’eau » dans sa villa de la périphérie, entourée d’un jardin qu’elle arrose « chaque jour », malgré l’interdiction.




Source link