• sam. Sep 21st, 2024

pourquoi même les grincheux se prennent aux Jeux


« Les Jeux, je m’en fiche, en vrai ! » « Tu rigoles ? On a vu de la boxe, du tennis, du pentathlon… Je ne sais pas ce qu’il te faut ! » « C’est l’ambiance qui compte, l’exaltation, pas les sports ou les performances ! » Dans la file qui n’en finit pas de s’entortiller devant la fan zone de l’Hôtel de Ville, l’échange entre Rémy et Samuel, débardeurs noirs et tatouages assortis, résume à lui seul le paradoxe de ces olympiades : peu importe si on s’en fiche ou non, on peut les adorer.

Lentement, au fil des médailles et des compétitions exaltées, une certaine indifférence — voire une hostilité argumentée — s’est muée en intérêt, curiosité, voire frénésie. Même l’autrice de ses lignes — qui n’est pas la moitié d’une grincheuse — s’est vue ferrée par une certaine ferveur olympique. Non pas dans les tribunes d’un Paris expurgé de ses SDF et truffé de policiers à tous les coins de rue, ni au sein d’arènes fiévreuses, mais plutôt nonchalamment calée sur sa méridienne, face à des sauts en longueur et des 400 mètres haies.

Depuis quelques jours, les médias redoublent de qualificatifs extatiques. Les fan zones sont bourrées à craquer, les touristes jubilent, les stades et autres théâtres sportifs résonnent d’une liesse inouïe, les audiences de France Télé explosent tous les records, avec 22 millions de Français devant leur poste lors de la cérémonie d’ouverture… La France et les Français seraient au diapason de ces Jeux olympiques.

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De quoi tout cet enchantement est-il le nom ? Pour Alain Caillé, sociologue et directeur de la revue du Mouvement anti-utilitariste en sciences sociales (Mauss), cette ferveur, voire cette jubilation, ne se comprennent que si l’on saisit la joie qu’il y a à sortir de l’utilitarisme. « Nous sommes là pour le plaisir pur de participer au mouvement de la vie. Pour les athlètes, ce sont des années de sacrifices et d’entraînements mais, dans le fond, ils font les choses pour elles-mêmes, pour la beauté du geste, pas forcément pour toujours plus d’argent, de gloire ou de pouvoir. C’est assez spectaculaire de voir des foules entières qui sont là pour la simple joie de “l’adonnement”. » 

Certes, le compteur de médailles françaises tourne à plein régime, mais nul ne songerait à verser dans le chauvinisme stérile. « Regardez le record du monde de saut à la perche d’Armand Duplantis [à 6,25 mètres, le 5 août], le monde entier est scotché devant la performance. Et même tous ses concurrents sont en larmes avec lui. Ils participent tous du même effort. Les spectateurs s’identifient à cette recherche de beauté », assure ce partisan du convivialisme, cette philosophie « du vivre-ensemble sans se massacrer ».

« Sans être idéaliste ni vouloir minimiser l’extrême marchandisation de ces Jeux, l’olympisme témoigne du fait qu’une humanité pleine et entière peut cohabiter », explique de son côté Patrick Viveret, auteur avec Julie Chabaud de La Traversée, un ouvrage qui propose des « points d’appui » pour sortir des perspectives déprimantes de l’effondrisme.

« Plus le tragique revient, plus on a besoin de s’appuyer sur des émotions positives »

En cela, le philosophe propose de s’inscrire dans le temps marathonien des idées, forcément plus long que celui des olympiades. « Ces Jeux ne sont pas une simple bulle ou parenthèse hors de la réalité. Ils participent à la construction d’une mémoire positive à laquelle se raccrocher ultérieurement », explique celui qui s’est surpris lui-même à guetter les épreuves à la télévision lors de ses vacances. « Plus nous sommes dans des situations où le tragique est de retour, plus on a besoin de s’appuyer sur des émotions positives et de faire preuve d’imagination créatrice. » Tous les points d’appui permettant de déclencher solidarité et inclusion sont extraordinairement utiles. Ce qui se passe avec cette grand-messe sportive en est une manifestation.

Plusieurs réalités s’affrontent dans cette France « olympiquement » unifiée. D’abord, cette cérémonie qui a fait couler tant d’encre s’inscrit parfaitement dans le « en même temps » macronien : elle donnait à voir une France unie, respectueuse des minorités, valorisant les fêtes queer, insouciante, heureuse, unie… mais qui « n’existe pas », selon le média indépendant Contre-attaque. « C’est une immense contrefaçon orwellienne. Ces JO ont été imposés à coups de matraques, d’expulsions de pauvres et d’exilées, d’étudiantes délogées, de militarisation de l’espace. C’est un scandale environnemental, ce sont des mesures ultra-liberticides ! » 

Métissage et inclusion

« Il n’y a pas les JO d’un côté et la réalité noire de l’autre, poursuit Patrick Viveret. Il s’agit de la double-face du même monde. L’humanité et l’actualité sont hybrides. » Aussi agaçants soient-ils, les Jeux constituent l’autre face de la réalité, avec leur capacité de résilience, de mobilisation et de solidarité. Ce qui vient en écho à cette phrase lâchée par un jeune avocat libano-palestinien qui patientait devant la fan zone de l’Hôtel de Ville : « Ne pas célébrer les JO n’empêchera pas les bombes sur Gaza, il n’y a pas de mal à se faire du bien ! »

À bien les regarder, les Jeux nous renvoient à la figure l’extrême politisation du moment. « Il y a deux mois, nous étions à deux doigts d’installer le RN au pouvoir. Désormais, l’ensemble du moment olympique célèbre des athlètes racisés, quoique français, américains ou britanniques… Cela vient enfoncer le clou de la défaite enregistrée par le RN lors des législatives anticipées. »

Ces Jeux racontent aussi comme « le métissage et la féminisation sont désormais des données structurelles » de nos sociétés. « Le sport est un des vecteurs — pas le seul, loin de là — qui va dans le sens d’une humanité plus humaine et plus conviviale, estime Patrick Viveret. L’ensemble de la séquence démontre que nous ne sommes pas condamnés au tragique et à l’abîme, à la réalité sombre décrite par le RN. »

Quid de l’après-JO ?

Dans leur grande majorité, les Français ont applaudi une cérémonie d’ouverture qui a choqué les plus réactionnaires, tandis qu’ils célèbrent chaque jour des podiums d’athlètes racisés. « Cela oblige de sortir des cases », pointe le philosophe. Résidant à Nanterre, il a prévu de se rendre sur la fan zone locale et a pris des billets pour les Jeux paralympiques. « Dans le contexte actuel, les Jeux paralympiques sont amenés à prendre une importance encore plus forte que les dernières années. Plus le sentiment que l’humanité peut régresser est fort, plus l’autre volet, celui de l’émerveillement, devient important. »

Mais alors, quid de l’après-JO ? Les grincheux ne sont pas si loin et attendent en embuscade. Que se passera-t-il une fois qu’on se souviendra qu’on avait oublié, dans le désordre, un président autoritaire et imbu de lui-même, une Assemblée renforcée de 37 députés RN, une France ingouvernable écartelée entre trois pôles, une Palestine à feu et à sang, des émeutes en Grande-Bretagne, une tempête meurtrière en Floride, des morts de chaud par centaines ? Comment vivre le retour à « l’anormal » et à un Paris plus silencieux qui laisserait place aux bruissements douloureux du monde ? « Il n’y aura pas d’effet d’aubaine mécanique, il y aura des rechutes, prévient Patrick Viveret. Cette “chaosmose” dans laquelle nous sommes peut nous conduire à un horizon désirable… Une grande alliance des forces de vie doit se mettre en place, sans relâche. »

Car les défis qui attendent — politiques, écologiques, économiques… — ne sauront être relevés sans une humanité plus douce, plus pacifiée autour d’un destin commun. « Les JO ne sont pas tout ça, mais ils témoignent de tout cela. Grâce à eux, nous aurons une mémoire collective positive pour affronter les enjeux qui sont les nôtres, qu’il s’agisse d’une rentrée politique ou d’une catastrophe climatique. » Et de citer Saint-Exupéry… « Dans la vie, il n’y a pas de solutions ; il y a des forces en marche : il faut les créer et les solutions suivent. » Aussi facile et compliqué que ça.



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