• ven. Sep 20th, 2024

Carburants d’imaginaires, par Marina Da Silva (Le Monde diplomatique, août 2024)

ByVeritatis

Août 13, 2024


Feuilles d’hôpital se révèle aussi inclassable que son auteur (1). À la fois journal, essai, méditation philosophique et poétique, c’est aussi la somme d’une vie — Lorand Gaspar (1925-2019) y aura consacré plus de trente ans. D’origine hongroise, il est mobilisé sur le front de l’Est pour combattre l’Union soviétique puis, en 1944, lorsque l’Allemagne occupe la Hongrie, déporté dans un camp de travail dont il s’échappera pour se réfugier en France. Il a vu la mort de très près. De ces moments lui vient sa vocation de chirurgien. Il exerce surtout à l’étranger : Jérusalem, Patmos, Tunis… sans cesser d’écrire et d’éditer. Presque une vingtaine d’ouvrages, de 1966 à 2010, dont des analyses et des témoignages de référence sur la Palestine.

Feuilles d’hôpital pourrait relever du carnet de notes. D’un journal de bord tenu en toutes circonstances et tous lieux. Inspiré de la relation avec ses malades, nourri de ses nuits sans sommeil. De ses journées éclairées par le visage d’un patient qui revient à la vie ou accepte de la quitter avec un peu de sérénité. De ses lectures, de ses rencontres, de son regard sur le vivant, humain, animal ou végétal. Tout y est étroitement enlacé dans une pensée en mouvement qui associe prose et poésie, citations et chansons, textes contemporains ou anciens, recherche pour une médecine humaniste d’écoute et de présence à autrui, fondement de sa pratique hospitalière. Pour le chirurgien-poète, soigner le corps, mettre la souffrance à distance revient à soigner la psyché, replacer le malade dans son environnement culturel et social, politique et anticolonial.

Poète, essayiste, critique, traducteur et photographe, Gérard Macé se consacre très précisément, dans son anthologie La Pensée des poètes, à ce que désigne son titre, et présente dans cette perspective vingt-trois auteurs du XIXe au XXIe siècle (2). Des extraits de leurs œuvres, il fait un matériau de réflexion, commentant et précisant leur parcours de vie ou d’écriture. De Charles Baudelaire à Guillaume Apollinaire, en passant par Marina Tsvetaïeva, Alfred Jarry, Ossip Mandelstam, Antonin Artaud ou Jacques Réda, on est saisi par le point de vue de Macé, toujours à l’affût, qui allume curiosité et gratitude chez son lecteur.

Pour prolonger ce voyage, on s’intéressera au Louvre, espace de l’alphabet à venir d’Adonis (3). L’écrivain (né en 1930 en Syrie), icône de la poésie contemporaine, à qui l’on prête la transformation de la langue arabe, est invité à composer des poèmes pour des œuvres de son choix. Présentés en édition bilingue, ses sept tableaux, écrits en arabe et traduits avec Donatien Grau à partir des espaces tant concrets qu’imaginaires du département des Antiquités orientales, ont un souffle épique : « C’est le Louvre, demeure qui embrasse les racines de la Genèse », « demeure à faire mourir la mort »…

Dans un second ouvrage coédité avec le Louvre, cent poètes d’aujourd’hui — pour reprendre son titre — signent un poème d’au maximum quarante lignes à partir de leur rencontre avec le musée (4). Patrick Chamoiseau, Monica de la Torre, Jon Fosse, Xi Chuan, Vénus Khoury-Ghata ou Oxmo Puccino entremêlent passé et présent, observation et imagination, et éveillent un inattendu regard.

(1Lorand Gaspar, Feuilles d’hôpital, Héros-Limite, Genève, 2024, 272 pages, 24 euros.

(2Gérard Macé, La Pensée des poètes, Folio Essais, 2021, 384 pages, 8,60 euros. Cf. aussi Bibliothèque tournante, Le temps qu’il fait, Cognac, 2024, 272 pages, 25 euros.

(3Adonis, Le Louvre, espace de l’alphabet à venir, édition bilingue arabe-français, Musée du Louvre — Seghers, Paris, 2024, 144 pages, 16 euros.

(4100 poètes d’aujourd’hui, Musée du Louvre — Seghers, Paris, 2024, 224 pages, 17 euros.



Source link

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *