• ven. Sep 20th, 2024

« Les disparus d’Abet », de Laura Nsafou


Reporterre vous propose chaque samedi du mois d’août une nouvelle de science-fiction inédite. Nous avons donné carte blanche à des autrices et auteurs pour écrire des textes qui nous transportent vers des futurs écologiques désirables. Aujourd’hui, c’est Laura Nsafou qui prend la plume. Romancière à succès pour la littérature jeunesse, elle a récemment publié Nos Jours brûlés (Albin Michel), une trilogie afrofuturiste, et tient un blog « dangereusement afroféministe » sous l’alias de Mrs Roots. Bonne lecture.

  • Fiction 2 : Rongeurs, par Sylvie Lainé

An 2135.

– C’est pas possible… Si ?

Maë ne lui répondit pas. Des sueurs froides figeaient ses mèches noires hirsutes sur son front et ses paupières dénuées de plis, malgré la température fraîche maintenue dans son casque. Elle inspecta une nouvelle fois le figuier centenaire qui leur barrait la route, rongé d’alvéoles mauves et de cristaux bulleux et fumants, puis revint à l’écran de son scanner, accroché à sa manche. Zandile, son équipière, la scrutait avec inquiétude. Elle évita soigneusement de consulter son propre scanner, et frotta nerveusement le col de sa combinaison. Quelque chose n’allait pas.

Ce n’était pas seulement les résultats ahurissants affichés sur leurs écrans, ni le stade de mutation de la forêt environnante, plus avancé que dans leurs derniers rapports, qui les préoccupaient ; mais l’énergie contenue dans cet arbre déraciné. La moitié du tronc aurait pu alimenter deux citadelles stellaires. Une telle trouvaille aurait pu les réjouir et couronner leur mission de succès, si elle n’était pas si dangereusement éloignée de leurs estimations.

– Maë, dis quelque chose, souffla Zandile.

– Ce n’est pas la première fois qu’une planète déjoue nos estimations, répondit-elle sobrement.

– Je le sais, et c’est justement pour ça que je vais nous épargner un débat inutile : 67 missions déployées sur Terre, dont 14 dédiées à cette région ; vingt ans d’études consacrées juste à cette forêt ; derniers relevés datant de…

– J’ai compris, Zee.

– Huit jours ! s’emballa la jeune femme. Huit jours séparent les résultats de nos derniers relevés de ceux qu’on a sous les yeux. On n’a jamais eu une telle marge d’erreur… Quelque chose cloche, et tu le sais.

Maë soupira, puis tourna la tête vers elle :

– Rappelle-moi pourquoi on est ici.

– Attends, je te dis que quelque chose cloche, et tu me demandes de réciter…

– Non, je ne parle pas de la mission, appuya Maë. Je parle de… qui nous sommes.

Cette fois, Zandile hésita. Elle reporta une nouvelle fois son attention sur le figuier immense, avant de réciter d’une voix lasse :

« Parce que les mondes naquirent avant nous et perdureront après nous, nous, les Energiales, n’explorons rien et ne découvrons rien. Par notre serment, nous récoltons la Lumière qui nous sera offerte pour éclairer nos patries. »

« Le cœur d’Abet commence ici »

Depuis cinq décennies, la Terre était devenue l’un des réservoirs d’énergie privilégiés par plusieurs patries stellaires. La diversité de son écosystème et les spécificités de son évolution leur avaient permis d’assurer le fonctionnement de leurs citadelles. Si des accords de non-agression avaient suffi pour d’autres planètes exploitées, la Terre suscitait de vives tensions à cause de sa région la plus intrigante, baptisée Abet [1]. Les premiers groupes d’Energiales à s’y être aventurés y avaient décelé une source d’énergie hors-norme dans ses sols, mais dont la nature restait encore inconnue. Toutefois, dès que des escouades avaient tenté de remonter à la source des irradiations, niché au cœur de la forêt d’Abet, aucun n’en était revenu.

Loin de se croire plus douées ou plus chanceuses que leurs prédécesseurs, Zandile et Maë avaient compté sur la technologie de leur patrie, connue pour être la plus avancée de toutes les nations stellaires. Des avancées qui leur avaient permis de récolter l’énergie de cyclones, de tremblements de terre ou encore de raz-de-marée. Toutefois, la quiétude exotique de cette contrée venait de briser à l’instant leurs derniers espoirs : elles se trouvaient désormais seules face à l’inconnu. Les deux acolytes cherchèrent en elles-mêmes la force et le réconfort qu’elles tiraient habituellement de leur serment… En vain. Maë contourna l’arbre, comme pour chasser le sentiment funeste qui creusait sa poitrine, et lança d’une voix ferme :

– On continue.

* * * * *

Leurs scanners ne fonctionnaient plus.

Aux premiers sauts d’images sur leurs écrans, Zandile avait planté des balises pour marquer leur chemin. Depuis que leur dernière trouvaille en énergie avait provoqué un conflit entre deux provinces, elle doutait du bien-fondé de leurs missions, mais se gardait de le partager. Maë, qui marchait dans ses pas, avait recalculé leur position à partir d’une carte en papier, puis l’avait communiqué à leur équipe par radio, assurant qu’elles poursuivaient la mission. Le soleil déclinait à présent, offrant une lueur orangée sur la canopée, quand le signal radio se mit à se brouiller.

Elles avancèrent à travers bois, jusqu’à la berge d’une rivière aux eaux fumantes et bleutées, puis la longèrent d’un pas prudent. Les équipements d’anciennes équipes jonchaient la rive : des tentes éventrées par des intempéries et rongées par l’humidité ; des sacs recouverts de racines et de spores jaunes ; des pics de marche recouverts par les herbes et les lianes rampantes… Maë rattrapa son équipière pour marcher à ses côtés. Un réflexe qui allait à l’encontre de la procédure, mais que Zandile accueillit d’une main sur son bras.

– Dis… T’es sûre que ton omikuji de cette année n’annonçait pas « richesse et prospérité » ? nargua Zandile, avec une légèreté forcée. Ou même, « survie et bonheur » ?

Maë ricana et tapota machinalement la pochette droite de sa combinaison, où était précieusement gardé son papier porte-bonheur. Celui qu’elle avait tiré cette année annonçait pour heureux présage, machibito, qui signifiait « une personne attendue ». L’aspect cryptique de ces augures japonais faisait souvent rire Zandile, qui préférait les prières de sa langue. Maë ne s’en formalisait pas. Elles avaient tissé dans l’intimité de leur mission un lien indéfectible et sans nom, où la vulnérabilité exacerbée par les dangers les avait dépouillées de toute posture. Peut-être est-ce pour cela qu’elles n’avaient pas besoin d’énoncer la terreur qu’elles éprouvaient…

« Cette forêt tente juste de nous manipuler ! »

– Maintenant que tu le dis, je crois que ça disait plutôt : « Va te faire foutre, c’est pas un fortune cookie », répondit Maë, avant de sortir un pointeur laser de sa poche pour scanner le périmètre. Toujours pas de présence animale.

– Ouais, enfin… Si ces radiations ont réussi à cramer nos scanners et à brouiller nos récepteurs holographiques, est-ce qu’on peut compter sur les résultats d’un détecteur à l’ancienne ? De toute faç… Maë, regarde !

Maë suivit son regard sidéré : l’écran de son scanner clignotait furieusement, rougeoyant. Elle tenta de l’éteindre manuellement, mais de la fumée s’en échappa, suivi d’étincelles. Celui de Zandile s’emballa, avant que toutes deux ne jettent leurs appareils au sol. Ces derniers explosèrent. Les débris se répandirent sur le sol boueux, puis rampèrent soudainement d’eux-mêmes. Ils s’alignèrent, dessinant des tentacules de pièces abîmées, puis convergèrent jusqu’aux pieds d’une futaie d’arbres massifs, aux troncs orangés et aux feuillages jaunis et sinueux. Les deux femmes esquissèrent un mouvement de recul.

– Qu’est-ce que…

Des millions de visages humains leur faisaient face, incrustés dans leurs écorces veineuses comme des prisonniers endormis. Leurs expressions paisibles détonaient parmi les ridules du bois, qui pulsaient par intermittence. Soudain, l’un des visages s’anima. Lorsqu’il ouvrit les yeux, ses lèvres palpitèrent et son teint blafard se mit à rosir. Il dévisagea les voyageuses, puis émit quelques mots. Les Energiales activèrent aussitôt leurs traducteurs.

– C’est… c’est encore plus vieux que nos langues, nota Zandile.

Est-ce surprenant que la langue de la terre ait été là avant les vôtres ? ricana l’être d’une voix limpide.

– … Vous nous comprenez ? balbutia Zandile en s’adressant à l’être.

Oui, et parce que j’ai été comme vous, il y a longtemps, permettez-moi de répondre à vos questions : vous n’irez pas plus loin. Le cœur d’Abet commence ici et n’accepte que les êtres voulant le rejoindre.

– « Le rejoindre » ? releva Maë. Êtes-vous seulement conscient d’en être captif ?

Et vous auriez raison de le penser, mais sachez que tous les êtres présents ici ont choisi de rester. L’une des raisons est que nous avons compris ce qu’une telle puissance provoquerait, si elle tombait aux mains de vos patries. Croyez-vous vraiment que les nations s’abstiendraient d’asservir d’autres peuples et de s’en servir comme combustibles, si cela leur permettait de posséder une telle énergie ?

– Nous pourrions exploiter Abet de manière responsable, plaida-t-elle, et de toute façon, ce n’est pas à nous de décider.

– C’est faux, trancha Zandile.

Maë pivota vers sa camarade, décontenancée. Zandile contemplait encore l’arbre aux mille visages. Elle s’en approcha avec prudence et inspecta les plus proches : tous souriaient.

– Zee, qu’est-ce que tu fais ?

– On a chassé suffisamment d’énergies pour savoir qu’il a raison.

– Non, ça n’a rien à voir, s’emporta Maë. Cette forêt tente juste de nous manipuler ! Alors, maintenant, recule !

– Tu te souviens de ce que je t’ai dit, il y a deux mois ? rappela Zandile. Que nous n’avions peut-être pas à exploiter les énergies, mais plutôt à trouver comment y contribuer ? Je parle de dépasser notre orgueil pour devenir un véritable maillon de la chaîne. Et encore, nous avons le privilège de choisir.

– Mais ressaisis-toi !

– Ose me dire que tu ne le sens pas !

Maë se figea. Son regard s’embua de larmes comme celui de son amie, sans qu’elle n’ose confirmer ses dires. Oui, toutes deux sentaient bel et bien ce qui avait retenu leurs prédécesseurs au cœur d’Abet : la joie. Elle pulsait sous leurs pieds, irradiait en elles, jaillissait chaque fois que l’être leur parlait ; balayait leur méfiance animale ; s’infiltrait sous leurs combinaisons, attrapaient leurs cœurs en un rythme assourdissant d’allégresse. Mais comment ne pas suspecter une euphorie chimique, produite par la faune autour d’elles ? Son équipière s’arracha à leur indécision d’un pas de côté. D’un geste vif, elle retira son casque.

– Zandile, non ! se précipita Maë.

Des lianes s’interposèrent, et protégèrent la femme aux tresses qui ôtait maintenant sa combinaison. Elle ignora les plaques boursoufflées qui recouvraient sa peau au contact de l’air, puis se dirigea vers les racines. Admettre qu’une telle joie soit possible lui était inutile. Ce qui lui importait, c’était de la saisir tant qu’elle était à sa portée. Elle posa une main sur l’écorce, qui s’entrouvrit pour l’y accueillir. Troublée tant par son choix que par les émotions qui l’inondaient, Maë la regarda disparaître. Comme si son immobilisme repoussait un peu plus la décision qui lui revenait. Rebrousser chemin la reconnecterait au réseau, et transmettrait toute la conversation qui venait de se tenir. Était-elle prête à devenir la seule survivante d’Abet, au prix d’un désastre à venir ? Ou cette joie valait-elle de rester, tel un paradis perdu ? Elle mesurait l’effroyable dilemme qui avait pesé sur ses pairs, et refusa de bouger. Trop effrayée de devoir choisir la personne qu’elle attendait être.


Le cataclysme écologique que nous vivons a écrasé l’avenir. Le futur a disparu. Il est comme « replié sur le présent », pris en étau entre une perspective d’effondrement et les fantasmes d’élites politiques tentées par l’autoritarisme et les promesses technosolutionnistes.

Pour sortir du marasme et redonner du souffle à un avenir asphyxié, il nous faut développer des imaginaires audacieux, oser les utopies radicales, indomptables et révolutionnaires. Le potentiel subversif de la science-fiction a pour cela un rôle crucial à jouer, pour « désincarcérer le futur ».

En ouvrant ses pages à ces autrices et auteurs, Reporterre agrandit de son pied-de-biche éditorial cette brèche vers de nouveaux récits émancipateurs, et publiera leurs récits au fil de l’été et à la rentrée.

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